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L’EXPIATRICE

tirerai définitivement ». Ce coup droit le déconcertera : ce sera si peu dans sa manière. Et après… ? Après, quoi qu’il arrive, ce sera sûrement délectable, doux, profond comme le mystère et puissant comme la vie.

Voilà donc comment le sacrifice qu’elle a consenti dans toute son âcreté, la perspective de la compensation le mitige déjà. Cela la dépite. Ce n’est pas ce qu’elle voulait. Et, dans l’intransigeance de sa jeunesse entière, elle cherche ce qu’elle pourrait s’infliger de plus.

Comme elle gravissait les degrés du perron, les vitraux du vestibule s’illuminèrent ; c’était Israël qui, avant d’ouvrir, venait de tourner le commutateur.

En entrant, Paule voit briller le flambeau électrique que tient à son poing le chevalier de bronze posté au pied de l’escalier. Dans le hall, personne. Légère, l’esprit tendu, la jeune fille monte l’escalier mais, au moment de prendre le corridor elle croit y voir bouger une ombre. Il l’aurait attendue jusqu’à cette heure tardive ?… Elle n’hésite pas et, uniquement préoccupée d’assurer sa victoire, elle s’engage dans le second escalier, celui qui mène à l’étage des pensionnaires et où elle n’a encore jamais pénétré. Il y fait sombre et toutes les chambres en sont fermées. La fugitive passe en courant ; trois secondes lui suffisent pour gagner sa chambre. Arrivée là, elle se débarrasse en hâte de ses vêtements de sortie, consulte l’heure et se laisse choir sur une chaise.

Le souper ne commencera pas avant une dizaine de minutes, ce qui lui permettra de se remettre à la fois de son émotion et de sa fatigue.

La chaise était profonde ; elle avait appuyé sa tête au dossier et le sommeil la possédait déjà lorsqu’elle sursauta à des coups frappés contre sa porte. C’était Anna, l’une des bonnes : elle avertissait la jeune fille que le souper allait commencer et qu’on s’inquiétait d’elle.

— C’est bien, dit Paule, j’y vais.

Ils étaient tous à table, et en l’entendant venir, son oncle se retourna, d’un de ses mouvements très vifs qu’il avait quelque fois, et Paule vit son profil arqué, ses sourcils courts et touffus, au-dessus des yeux brun-clair. Grave et songeuse, Noëlla ne dit rien, mais sa sœur demanda :

— Qu’y avait-il donc, Paule ?

La jeune fille s’excusa.

— Je m’étais, dit-elle, endormie sur ma chaise.

Anna avait repris son service et elle déposait les plats sur la table. Paule voulut tirer à elle sa chaise, mais c’est alors que tout tourna à ses yeux et qu’après s’être accrochée d’instinct à Noëlla, sa voisine, elle tomba évanouie.

Lorsqu’elle reprit sa connaissance, elle était étendue sur le canapé du boudoir et, autour d’elle, on s’agitait. Elle entendit distinctement ces mots :

— Elle revient !… Elle a ouvert les yeux.

Elle les ferma bien vite et s’abandonna à un inénarrable repos. Elle se rappelait surtout d’avoir beaucoup marché et que l’air humide glaçait son visage. Les minutes passent, si bienfaisantes à son corps épuisé. Mais voici que par un obscur travail, les souvenirs réintègrent sa mémoire : ayant cru voir Édouard, elle est montée au corridor des messieurs qu’elle a franchi en courant et sur la pointe des pieds ; mais la crainte et l’excitation de son audace l’avaient comme surmenée et ses jambes flageolaient au moment qu’elle avait enfin atteint sa chambre. Elle s’était endormie. On avait frappé, en disant que le souper commençait, ce qui l’avait obligée à un nouvel effort d’énergie, mais au moment qu’elle allait s’asseoir à table, tout avait été emporté, à ses yeux, comme dans un mouvement de houle, sous le brouillard ; des éclairs jaunes avaient troublé sa vue et… Mais elle avait perdu connaissance !

Elle rouvre les yeux et elle reconnaît Raymonde qui lui fait respirer des sels pendant que Noëlla baigne d’eau froide sa figure. À quelque distance, son oncle se promène, les bras au dos et l’air malheureux.

— N’est-ce pas que cela va mieux ? fait Raymonde. Oui, oui, c’est fini maintenant. Voici la seconde fois qu’elle ouvre les yeux. Je te dis, Noëlla, que c’est fini : une faiblesse, voilà tout.

Anna paraît, à son tour, dans la pièce

— Le docteur, annonce-t-elle n’est pas encore revenu. Mme Villeneuve dit qu’on l’a dérangé trois fois de son repas.

Paule donne un grand coup pour sortir de sa torpeur.

— Le docteur… Pas pour moi ? murmure-t-elle.

Raymonde l’embrasse.

— Mais oui, chérie, déclare-t-elle. Il ne te fera pas de mal. Il t’aidera à revenir.

— Mais je me sens très bien remise. Qu’il ne se dérange pas. J’ai perdu connaissance, je crois ?…

— Te sens-tu mal, quelque part ? À la tête ?… Au cœur ?

— Nulle part, répond-elle, de plus en plus forte. Je me suis trop fatiguée à marcher. Je suis revenue à pied du couvent…

 ! Ça t’a joliment avancée, bougonne son oncle qui approche.

Sous son air froncé, il lui sourit tout de même, et Paule se redresse parmi les coussins qui la soutiennent.

— Alors, vrai, tu te sens mieux ? interroge Raymonde toujours agenouillée et qui lui prend les mains.

— Tout à fait cousine. C’est fini, oublié. Même, je me rappelle que je ne me suis même pas assise à table et pourtant, je me sentais une faim ! ! Reprenons le souper, voulez-vous ? Je me coucherai de bonne heure et demain il n’y paraîtra plus.

Raymonde se tourne vers la servante qui attend toujours.

Anna, ma bonne fille, dit-elle appelez donc encore une fois Mme Villeneuve et dites-lui que Mlle Paule est revenue de son évanouissement mais que nous attendrons le docteur demain, dans le cours de l’avant-midi. Qu’il se présente au moment qui lui conviendra.