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L’EXPIATRICE

me se tendit, avide.

Mlle Paule demanda-t-il connaissez vous la mer ?

Elle répondit que non, en accentuant d’un geste de sa tête blonde.

— Je m’en doutais, remarqua-t-il, sur ce ton d’incroyable intimité qui, à la fin, la bouleversait ; et là-bas, je pensais à vous et je me disais : J’ai hâte qu’elle vienne et qu’elle voie ces choses elle aussi ; et qu’elle entende la grande plainte des vagues…

Et il s’en alla, de son long pas balancé, ses livres au creux de son bras.

À la Pension comme au Foyer, Paule avait pour règle de se coucher tôt. D’ordinaire, aussi, le sommeil était prompt à venir. Mais ce premier soir des leçons reprises, en dépit des efforts multipliés de sa volonté si ferme, elle ne parvint à s’endormir que longtemps, bien longtemps après s’être mise au lit. Il lui semblait qu’elle eût traîné avec elle l’esprit d’Édouard, que cet esprit était aimable et qu’il lui chuchotait paisiblement, mais à satiété les simples paroles de tout à l’heure : « Je pensais à vous. Je me disais : J’ai hâte qu’elle vienne et qu’elle voie ces choses »…

C’était comme une obsession enchanteresse que la pluie berçait de ses pleurs doux.

Le lendemain, il ne lui dit rien de singulier, non plus que durant plusieurs autres jours ; mais, aussitôt en sa présence, elle se sentait pénétrée de ce qu’elle nommait son esprit et chez lui elle devinait la joie de la retrouver, une bienveillance sans bornes et qu’il avait l’intuition de chacun de ses mouvements intimes. Il se penchait sur son âme, ainsi qu’elle avait elle-même défini cette attitude, autrefois, quand elle était petite lingère, au Foyer.

Alors, était-il donc celui qu’on attendait ?

Dans un grand saisissement de tout son être, elle se le demanda, mais il lui fut impossible de rien élucider ; sa conscience s’obstina à rester muette.

Sceptique, elle bénit alors le jour où sa fierté ayant saigné par tous ses pores, son cœur de dix-sept ans s’était pour toujours refusé aux illusions dangereuses.

XI


Ce lundi-là, en lisant tardivement le journal de l’avant-veille, Raymonde s’enthousiasma sur un éloge qu’on faisait de Clément, le ténor français, et elle décida de l’aller entendre le soir même avec Noëlla, Paule et M. Rastel, s’il le voulait bien.

— « Paule n’aura qu’à perdre une leçon pensa-t-elle. J’avertirai Édouard, afin qu’il ne se rende pas inutilement. Qui sait : Peut-être songera-t-il à se joindre à nous ? »

Lorsqu’Édouard rentra de ses cours, il fut en conséquence averti de la décision prise, au sujet de son élève. Il ne manifesta aucune velléité d’assister au concert, mais il accepta bonnement de prendre le souper en famille.

À table, il se montra fort aimable jusqu’au moment où la conversation ayant effleuré le sujet de la vie au cloître, il se lança tout à coup dans une étonnante diatribe contre l’usage barbare, incompréhensible d’aller s’enfermer dans ce qu’on appelle des couvents, sous la férule de quelques supérieurs sortis on ne sait d’où, pour y mieux souffrir, quand déjà la vie est si pénible. Il fallait, d’après lui, que ces gens fussent victimes d’une aberration sans nom.

— Il est certain, interrompit à ce moment Noëlla, que les âmes qui désirent se consacrer à Dieu sont rarement comprises. C’est là, la première croix qui tombent sur leurs épaules et, sans elle, les autres seraient trop douces.

Il la regarda, d’un air un peu effaré, mais, comme si son sujet le possédait trop impérieusement, il continua l’exposé de sa théorie sur le même ton d’ironie méprisante : c’est qu’à tout prendre, il aurait pardonné aux hommes, plus encore qu’aux femmes, la vie conventuelle. Les hommes restent plus libres et ils savent, au moment opportun, élargir encore cette liberté : Tandis que chez les femmes… Quelle disgrâce !

Voyez-les, dit-il. Écoutez-les, même les yeux fermés, et cela vous suffira. Rien qu’au son modulé de leur voix, vous saurez qu’elles appartiennent au troupeau misérable entre tous qui a juré à sa supérieure de n’avoir plus de volonté propre ni de goût personnel. Elles meurent à elles-mêmes, suivant leur propre témoignage. Si on les conduit à l’abîme, elles n’en savent rien et, d’avance, elles se sont soumises joyeusement. La mortification en elle-même ne suffit pas : il est encore exigé qu’elle soit joyeuse. On les vêt d’affreuse façon et il n’est pas jusqu’à leur parure naturelle, leur chevelure parfois si belle, qu’on ne se fasse un pieux devoir de leur enlever.

Pour lui, la vocation naturelle de la femme, c’était le mariage. Tout le prouvait. L’état du mariage, c’était l’épanouissement de sa grâce, l’achèvement, comme le but, de ses admirables qualités.

— Mais qu’en faites-vous, si elles n’ont pu trouver à leur convenance ? demanda Raymonde qui ne se contenait qu’à grand’peine. Si l’homme, auquel elles étaient toutes prêtes à se vouer, les a lâchement abandonnées ?

— Pour être sauvées, il suffisait qu’elles n’eussent pas contrarié violemment, en elles, la nature, par l’asservissement à des règles factices. D’ailleurs, et il était grand temps qu’il le dît, ce n’était pas aux malheureuses fillettes de dix-huit et vingt ans, éprises d’idéal, qu’il en voulait, comme à celles qui exploitaient leur naïveté à celles qui, ayant conscience de leur vie manquée, ne reculaient pas à se venger sur des innocentes en les attirant hypocritement dans le piège. S’il arrivait que quelques anciennes gardaient jusqu’à la fin leurs illusions, elles étaient des malheureuses tout court et se trouvaient englobées avec les jeunes candides, etc. etc.

D’imagination fertile, bien doué du côté de la mémoire, Édouard, s’il n’avait pas approfondi sa leçon, la possédait en tous cas fort bien. Son vieux parent lui répondait par ci par là d’une monosyllabe sans conséquence, puis il regardait ses filles ou s’absorbait dans la contemplation de son assiette.