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L’EXPIATRICE

quait à la jeune fille attentive l’histoire ainsi que les grandes et petites lignes de la politique canadienne. Paule saisissait parfaitement et son oncle la déclarait « une petite merveille d’équilibre ».

En fait, sans montrer des dispositions exceptionnelles pour quelque genre d’étude que ce fût, elle s’assimilait toutes les leçons avec une grâce aisée qui faisait le délice de ses professeurs. Car chacun s’ingéniait à lui passer son savoir : Raymonde lui apprenait à tenir un crayon, Noëlla lui enseignait le chant et la musique et jusqu’à Louisette, une petite fée de l’aiguille qui l’initiait aux secrets des ouvrages dits « de fantaisie ».

Les demoiselles Rastel n’entendaient pas que leur protégée fût inférieure à aucune des jeunes filles de sa génération.

Oui, en vérité, Paule pouvait se déclarer favorisée du sort. Elle qui avait pensé se briser de chagrin après certaine affreuse révélation. Certes, elle n’a pas oublié et elle ne sera plus jamais celle d’avant. Mais c’est curieux, tout de même, comme on peut en porter lourd sur ses épaules. Et on s’étonnera ensuite, qu’elle passe avec indifférence sur de petites piqûres de têtes d’épingle.

Cette dernière réflexion entraîne Paule vers un autre personnage pas très aimable, pas très commode et qui s’imagine peut-être lui faire souffrir le martyre parce qu’il lui montre un visage rogue à chacune de leurs fortuites rencontres… Pauvre monsieur !

— Un peu de chocolat, Paule ?

Paule revient à la réalité, sourit à Noëlla et laisse remplir sa tasse. Il est quatre heures et l’on goûte, autour de la petite table à thé, dans le salon-bibliothèque.

M. Rastel qui est gourmand a voulu lui aussi « prendre une bouchée », mais il s’en retourne déjà et Raymonde interroge :

— À qui pensais-tu ainsi, Paule, les yeux si loin, si loin…

Et Paule répond simplement :

— Au cousin Édouard.

— Édouard ? Mais que peut-il bien t’avoir fait ?

— Oh ! fit la jeune fille, obéissant à un besoin d’expansion rare chez elle, c’est qu’il paraît m’en vouloir depuis que j’ai ri, sur le bateau, vous rappelez-vous, cousines ? en revenant du Cap. Je comprends que j’ai manqué, en…

— Manqué ? Pas du tout, se récria Raymonde. Tu as bien fait de rire, Paule. Mais Édouard… Raconte-nous donc cela : est-ce qu’il t’a dit des choses blessantes ?

Paule secoue la tête. Mais non, mais non. C’est simplement qu’il lui fait grise mine chaque fois que le hasard les rapproche. Et on l’écoute si bien qu’elle se laisse aller à citer quelques exemples caractéristiques.

Mais Noëlla se met à rire.

— Tu aurais tort de t’affliger, mignonne, assure-t-elle. Il se peut fort bien que tu l’intimides simplement, car il est étonnant Édouard.

— Mais c’est moi, disait Raymonde, qui vais le mettre à la raison, ce trouble-fête. Si c’est permis ! s’indigna-t-elle en caressant de sa main les beaux cheveux de Paule. Sa conduite mérite une punition de première classe mais je me demande ce que nous pourrions bien lui infliger ?…

— Laisse donc, fit sa sœur. Il a passé l’âge des punitions.

— Qu’importe l’âge, s’il mérite toujours ? J’admets qu’il a pu agir, comme tu disais, sous l’empire de la timidité ou de quelque autre complication dont il a le secret. Dès lors… Eh bien, j’ai trouvé s’écria-t-elle, épanouie : je vais l’obliger de donner des leçons à Paule.

— L’obliger est un gros mot ; prends garde. Et quelles leçons veux-tu lui demander ?

— Édouard ne m’a jamais résisté lorsque j’ai pris l’offensive, assura Raymonde tout égayée au souvenir de ses prouesses passées. Ce n’est pas l’envie qui lui en manquait, bien souvent, mais que voulez-vous ? Il n’a pas le tour. C’est un talent dont il est privé : aussi, je ne lui reproche rien. Mais vous n’avez pas l’air confiantes toutes deux ? Et bien, mes belles, à demain. Je vous donne rendez-vous ici même et nous verrons bien qui l’aura emporté, de l’homme ou de la femme.

— Aussi, dit Noëlla, tu t’imposes toujours avec une conviction ! Tu serais fort capable de l’emporter.

— Je m’impose ? releva Raymonde. Je m’impose ? Répète donc, voir ?

— Et bien non, je ne répéterai pas, puisque ça te pique, mais n’empêche que je t’ai dit là une belle vérité. Quelles sont ces leçons que tu désires faire donner à Paule ?

— Je ne m’impose pas, déclara l’aînée. Cela ne signifie pas que je rentre sous terre à la première objection ; ce serait d’une belle politique… Quelles leçons je lui demanderai ? Mais de grec et de latin et aussi d’anglais puisque Paule ignore la langue de nos conquérants. On exige beaucoup des jeunes filles, aujourd’hui, et nous ne permettrons pas à Paule de se marier, avant qu’elle soit au moins bachelière.

— Tu ne mettras pas la philosophie au programme ?

Raymonde ne se fâcha point de la question.

— Un peu plus tard, dit-elle, papa pourra l’entreprendre. En attendant, nous pourrons conduire Paule aux cours de l’Université. Je pense, du moins, que cela peut se faire.

Et enthousiaste de sa trouvaille :

— Nous ferons mettre le petit pupitre dans ce coin, décida-t-elle, entre la fenêtre et la porte de l’atelier. De cette façon, lorsqu’ils seront assis l’un vis-à-vis l’autre, c’est Édouard que nous aurons de face et gare à lui s’il rechigne !

— Que tu es enfant, ma grande !

— Pas tant que ça. Mais il serait ridicule, autant que désagréable pour la petite, qu’Édouard persistât dans son attitude. J’ai su qu’il était doux avec ses élèves et excellent professeur. Il a de la conscience, Édouard. Il est probe. Vous imaginez-vous, d’ailleurs, que je n’aimerais pas mieux le voir passer ses soirées avec nous au lieu