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L’EXPIATRICE

Mais voyez-vous, pour un homme épris personne au monde n’existe que la dame de ses pensées.

— Que voulez-vous dire : la première fois ? Connaissiez-vous donc Paule avant aujourd’hui ?

Il inclina la tête en continuant de sourire aux yeux de violettes tout sévères et qui s’inquiétaient.

— Où ?… Quand ? demandait Élisabeth.

Paisiblement, il lui narra alors comment, quelques mois plus tôt lui et son frère avaient croisé la jeune fille, un dimanche, près le square Viger.

— Édouard m’a dit acheva-t-il, qu’elle était pauvre et que vous l’aviez adoptée ?

— C’est vrai, acquiesça la jeune femme. En quelque sorte, elle m’appartient et si vous vous donniez la peine de la mériter, qui sait ?… Peut-être pourrais-je vous la donner, plus tard ? Je pense qu’elle est de celles qu’on peut désirer même si elles sont pauvres. Rien ne prouve, d’ailleurs, qu’elle doive l’être éternellement.

Mais Jean-Louis faisait la moue.

— Votre marché, reprocha-t-il, me rappelle mon histoire sainte : Jacob ayant gardé pendant sept ans les troupeaux de son beau-père reçoit en récompense la femme qu’il ne désire pas.

— Qu’il ne désire pas !… Eh bien, je pense que vous seriez une exception parmi les hommes si, Paule vous devenant accessible, vous la refusiez avec indifférence. Mais ne jouez donc pas ainsi avec vos sourcils : à vingt-cinq ou vingt-six ans, vous voilà avec un front ridé de vieillard.

— Ma petite maman murmura-t-il, câlin.

Et, désireux de lui prouver sa reconnaissance :

— Alors, interrogea-t-il, vous exigez que je lui fasse la cour ?

— Pas du tout ! Je vous le défends, même. Vous suivrez le conseil de Gustave Droz et vous courtiserez votre femme après que vous l’aurez épousée : cela vaudra mieux. D’ailleurs, je n’autoriserais pas la moindre fréquentation avant les dix-sept ans de Paule et, auparavant, je vous aurais entretenu sérieusement.

— Oh ! tout est sérieux avec vous, chérie. Mais sont-ils loin, ces dix-sept ans ?

— Quelques six mois… Mettons que vous avez six mois pour vous amender, passer des examens, je ne dis pas brillants mais convenables, et montrer aux étourneaux qui papillonnent autour de vous que vous valez mieux qu’eux.

À ce moment précis, Raymonde reparaissait à la tête de son groupe Discrètement, Élisabeth mit un doigt sur ses lèvres.

— Entre nous ! souffla-t-elle.

Au Cap, la station fut courte dans la chapelle neuve ruisselante de lumières. Après une brève allocution d’un Père oblat sur la dévotion à Marie et les origines du sanctuaire, on procéda à la bénédiction du Saint-Sacrement et, moins de dix minutes plus tard, le Rapide levait l’ancre.

Pour ce trajet du retour, Mme Deslandes eut soin de ne pas se placer trop loin du groupe Rastel-Dufresne. C’étaient des gens si bien ! Il faisait bon les approcher d’un peu près. Élisabeth et Raymonde lui tournaient le dos mais, par contre, elle pouvait suivre jusqu’aux jeux de physionomie des trois autres. Il lui arriva de les quitter du regard quelquefois, mais des oreilles jamais, ce qui ne l’empêchait point de répondre aux réflexions de sa petite compagne.

Édouard qui, cet avant-midi, avait retrouvé tout son entrain, après le tour du bateau organisé par Raymonde, retombait maintenant dans le mutisme. Sa cousine n’y comprenait rien et elle s’en fâcha. Une petite brise aigrelette s’étant levée, elle ordonna tout à coup, après avoir frissonné deux ou trois fois :

— Monsieur le Boudeur, allez donc chercher nos manteaux à la cabine. Cela vous remettra peut-être d’aplomb. J’ai remarqué qu’un peu d’exercice vous avait fait du bien, ce tantôt.

Édouard s’inclina et, de sa démarche souple et légèrement hésitante, il s’éloigna aussitôt. Il reparut le bras gauche chargé et, de fort bonne grâce, il avait distribué à chacune son bien lorsqu’une dernière jaquette en lainage écossais gris et noir lui resta pour compte. Il la considérait d’un air interrogateur.

— Ceci appartient à Paule assura Élisabeth. Mon pauvre ami, allons-nous vous demander un second voyage à la cabine ? Car la petite pourrait avoir froid, elle aussi, et désirer son bien. Jean-Louis, dévouez-vous à votre tour.

— Qu’à cela ne tienne, se recriait Édouard.

En même temps, Noëlla disait :

— Mais elle est ici, Mlle Paule : à deux pas de nous.

Mme Deslandes se retourna vivement et elle se porta aussitôt à la rencontre d’Édouard.

— Mille mercis, monsieur, fit-elle en recevant le dépôt. J’avais entendu prononcer le nom de ma compagne crut-elle devoir expliquer et je reconnais aussi son vêtement.

Et elle aida Paule à s’en couvrir.

Il se trouva que Raymonde avait prédit juste, car Édouard redevenait charmant comme il savait si bien l’être à ses heures. Enchantée de le voir déridé, Raymonde lui donnait la réplique avec une ardeur contente qui animait son teint et dont elle outrait à plaisir les démonstrations.

Cependant, le retour s’effectuait avec une vitesse plus grande que l’aller. L’énorme maison flottante fendait la vague avec une vigueur tranquille et le drapeau du Dominion planté à sa proue, frémissait par larges plis.

Tant qu’on n’a pas touché terre, un pèlerinage par bateau est un pèlerinage : avec des intervalles de détente, on récite le chapelet, on chante des cantiques, souvent aussi un sermon se donne en plein air, au-dessus des eaux murmurantes ; mais rarement le retour est-il autre chose qu’une excursion. Familiarisés avec le local qui leur est échu pour la journée les enfants n’arrêtent pas de gambader et de se poursuivre avec force tapage. Les mamans rappellent à l’ordre ; les papas menacent ; et les specta-