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L’EXPIATRICE

— Nous n’en sommes pas à notre première incursion chez votre directrice, ajouta la cadette avec un sourire.

Et l’aînée de plus en plus aimable :

— Si nous vous avons questionnée, mademoiselle, c’était surtout pour le plaisir de vous adresser la parole. Vous êtes sans doute pensionnaire, ici ?

Paule eut un petit geste de dénégation.

— Je fais partie du personnel, renseigna-t-elle.

— Tiens…

— Vraiment ?

Et, prenant congé d’un signe de tête, elles se dirigèrent vers la chambre d’Élisabeth, vide pour l’instant. Mais la porte en était entrouverte, et sans timidité aucune, les visiteuses entrèrent et s’installèrent l’une près de l’autre, sur le divan.

Ce fut dans cette position que les trouva Élisabeth qui, survenant bientôt, s’excusa de les avoir fait attendre.

— Ma chère, il n’y a pas d’offense, assura Raymonde, l’aînée.

Et Noëlla qui avec un teint mat et de grands yeux noirs et ardents portait un casque de cheveux sombres, s’empressa de demander ;

— Savez-vous de quoi, ou plutôt de qui nous causions ?

— Assurément non, répondit sa cousine. Je ne suis pas une fée.

— Je l’espère bien que vous n’êtes pas une fée, releva Raymonde, avec une moue puérile. Fée… Il ne manquerait plus que cela. Est-ce que vous ne vous jugez pas déjà suffisamment au-dessus de nous, par le temps qui court ?…

Et indignée, elle secouait le gland de son écharpe.

Cependant, Noëlla brûlait de se renseigner ; elle était née grave et enthousiaste et elle n’eût pas su, comme sa sœur, tempérer l’expression de ses sentiments, sous des comédies d’enfantillage.

— Élisabeth déclara-t-elle, nous venons de voir dans la salle une beauté blonde aux yeux foncés qui prétend faire partie de votre personnel. Où donc l’avez-vous prise ? Nous avons bien vu sur la table, à côté, un peloton de fil et quelque chose comme des serviettes ; est-ce donc en ravaudant qu’elle a acquis ce langage distingué et ces manières de grande dame ?

Élisabeth comprit que l’heure était venue et son cœur s’affola un peu. Serrant ses lèvres minces toutes pareilles à celles de Raymonde elle baissa les paupières et commença par se recueillir. Elle hésitait sur les mots à prononcer.

Enfin, relevant les yeux et avançant son petit menton volontaire :

— C’est Paule que vous avez vue, dit-elle avec ce sérieux qui lui faisait articuler à fond chaque syllabe.

— Paule qui ? ma chère, s’il n’y a pas d’indiscrétion.

— Paule Roché. Ce nom ne vous dit-il rien ?

Elle le leur épela alors et, se redressant, Raymonde retrouva comme par enchantement la dignité de son âge.

— Mais… commença-t-elle.

Comme ses moues d’enfant gâté, cela aussi, c’était une habitude. Les surprises de Raymonde Rastel commençaient toujours par un mais bref qui lui donnait le temps de se ressaisir ; car elle était belle joueuse, sous sa grâce féminine, et indomptable en ses sentiments.

— Que voulez-vous dire ? balbutia-t-elle.

Toute frêle devant elles deux avec sa coiffure trop simple et son col toujours tendu en avant, Élisabeth répliqua le plus tranquillement du monde.

— J’entends qu’elle est la fille de Norbert. Sa grand’mère vient de mourir et comme il ne se trouvait personne pour veiller sur elle, je l’ai adoptée en attendant…

— En attendant quoi ? risqua Noëlla partagée entre divers sentiments tous plus pénibles les uns que les autres.

— En attendant que vous vous en chargiez vous-mêmes. Car c’est à vous qu’elle revient de droit. Vous avez pu voir comment sa grand’mère l’a élevée ; vous auriez du plaisir à achever son éducation. Moi, je suis trop prise pour la suivre pas à pas, comme il conviendrait. Et puis, j’ai peur qu’elle n’en vienne à se dégoûter de ses humbles occupations du moment. Elle est traitée ici comme l’enfant de la maison et elle ne reçoit pas de salaire. Mais il n’est pas possible qu’elle passe toute sa vie à la lingerie. Je ne la vois pas, non plus, gagnant sa vie au-dehors. Voyez-vous, ce n’est pas cela !… Paule est une nature exquise…

— Assez ! commanda Raymonde qui était devenue livide et dont le front s’empourprait, par moment. Je vous prierais, Élisabeth, d’avoir autant de considération pour nous que vous en avez pour cette fille exquise. Elle me paraît en tous cas, fort habile dans l’art d’enjôler. De qui est-elle née ? Connaissez-vous sa mère, en admettant qu’elle soit bien la fille de celui que vous dites ?

— Il est allé la chercher très loin, fit la jeune femme, ou plutôt il l’a rencontré au hasard de ses pérégrinations : C’était une simple petite maîtresse d’école mais à l’âme et au nom sans tache.

— Assez ! ordonna encore une fois l’irréductible Raymonde. Je crains, ma chère, qu’étant donnée votre périlleuse vocation, votre maison ne suffise bientôt plus à loger toutes les aventurières qu’on vous recommandera.

À cette allusion cavalière faite à sa vocation, un rapide tressaillement avait passé sur le visage de la grande amie de Paule.

— Lorsqu’elle aura dix-sept ans, reprit-elle cependant de sa voix toujours égale et discrète, je dois lui remettre ses papiers de famille, car présentement, elle ignore l’histoire des siens. Elle n’a jamais connu que sa grand’mère. Imaginez-vous sa douleur lorsqu’elle apprendra ? Pour moi, j’en tremble et je rêve, oui je rêve de la voir entourée de sœurs maternelles qui lui disent : « Pauvre petite, nous partageons ton chagrin ; nous aussi nous sommes victimes ;