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L’EXPIATRICE

— C’est un petit cousin à moi, avait-elle raconté. Lorsqu’il ne trouve pas mieux ailleurs, il vient me voir. C’est un orphelin à qui manque beaucoup la tendresse d’une mère. Pourquoi, avait-elle ajouté, songer au mariage pour moi ? Ma vie est fixée et je ne saurais l’imaginer meilleure. En auriez-vous entendues qui s’effrayaient de l’austérité de ma tâche ?… Elles ignorent, sans doute, que je suis l’aînée d’une nombreuse famille et que j’ai été élevée chrétiennement et presque dans la gêne. C’est une grande grâce d’être accoutumée jeune à se renoncer. Ne l’oubliez jamais, petite Paule.

À huit heures et demie, au plus tard, Paule se retirait dans sa chambre. Située au rez-de-chaussée et grande comme une cellule de moine, celle-ci donnait sur une cour pavée également minuscule et que clôturaient en hauteur, les bâtiments voisins. Au milieu, sur un socle de ciment, reposait une grande statue de la Vierge du Rosaire, toute craquelée et grise ; c’était la patronne de la maison.

La cour recevait peu de soleil mais, en revanche, les soirs d’été surtout, elle se chuchotait à elle-même mille choses ; c’étaient les bruits fragmentés d’alentour qui venaient expirer dans son puits profond. La plainte d’un violon solitaire s’y mêlait au vacarme lointain de la rue ; le rire d’une enfant, un duo de voix humaines à l’appel sauvage des trompes d’autos. Au carillon des grandes fêtes, la cour s’emplissait du bruit des cloches et c’était plus beau encore. Accourues rapide de quelque clocher voisin, les ondes sonores se laissaient choir jusqu’aux pieds de la Vierge où elles se roulaient dans un délire de joie chantantes, heureuses et inlassables. Paule vibrait alors elle-même, autant que l’airain de leur robe ; elle riait à leur bonheur et il lui semblait qu’elles ne dussent plus jamais se taire. Mais, à la minute fixée par la règle, leur allégresse diminuait, se retenait, se changeait en un murmure vibrant, tout plein d’espoir encore et qui s’éteignait vite. L’aérien concert se trouvait aussi aboli que s’il n’avait jamais été.

L’unique fenêtre de la chambre donnait sur cette cour et elle était précédée d’une marche large prise dans l’épaisseur de la muraille. Louisette qui visitait quelquefois l’orpheline y avait placé un coussin et l’heureuse Paule aimait à s’étendre là, comme sur une chaise longue, pour y lire ou se reposer en méditant. Elle ramenait sur elle les blancs rideaux de marquisette et, en même temps que sa chambre prenait, à travers ce voile, un aspect embrumé de chose fantaisiste, elle-même se sentait comme transportée dans la cour vide et soupirante.

Avant de se coucher, Paule déjà en longue robe de nuit s’enveloppait d’un kimono fleuri de lilas sur fond blanc qui lui venait aussi de Louisette et, debout devant la glace, elle défaisait ses cheveux. Ils étaient déjà longs quoiqu’elle les eût portés ras jusqu’à l’âge de quatorze ans et soyeux et parfaitement lisses. Elle les peignait, les secouait, les flattait de la main s’emparait de mille manières et elle s’éblouissait du royal manteau lumineux qu’ils faisaient à ses épaules.

Mais en même temps que ce flot d’or, l’eau pure de la glace lui renvoyait encore son visage très beau et calme, ses mains parfaites restées blanches comme les lis, enfin, toute sa personne harmonieuse perdue sous les longs plis de ses vêtements et que le kimono à grosses grappes couvrait de neige et de fleurs. « Je suis belle » ! se disait Paule.

Ne se quittant point du regard, elle s’enivrait de ses gestes silencieux et, s’étudiant avec une ardeur froide, délicieuse à refouler, elle se sentait prise d’une incroyable tendresse pour cette adolescente aux grands yeux d’azur sombre qui était elle-même.

Sur la table-guéridon, le bon réveil tictaquait avec un peu d’effarement. Paule le consultait du regard car, pour rien au monde elle n’eût laissé passer l’heure fixée par Élisabeth pour son repos. Lorsque cette heure s’annonçait, elle nattait ses cheveux qui glissaient, souples entre ses doigts déliés et, après avoir contemplé le visage nouveau qu’ils lui faisaient ainsi, elle s’agenouillait auprès de son lit et priait durant quelques minutes.

Mais avant le sommeil l’enchantement revenait et, couchée maintenant. Paule songeait que si la beauté lui avait été dévolue en partage, elle l’avait longtemps ignoré. Toutefois, il n’était pas trop tard pour l’apprendre et elle ne regrettait ni sa naïveté passée ni la science grisante d’aujourd’hui. Elle avait pu comparer, depuis six mois : elle n’en avait point encore découvertes qui lui fussent supérieures.

Heureuse, elle appuyait ses mains caressantes à son front et sentant tout proches de ses lèvres ses bras frais, elle les baisait. « Je suis belle » se redisait-elle, extasiée, et sous les flots d’ombre légère qui emplissaient la chambre, elle s’endormait bientôt de son lourd sommeil d’enfant.


V


Un après-midi de cet automne-là, Paule remplaçait la portière, ce qui arrivait quelquefois et, installée près de la table au milieu de la salle de récréation elle reprisait des serviettes quand la porte de la rue s’ouvrit, livrant passage à deux dames fort élégantes. La jeune fille se sentit aussitôt effleurée d’un double regard étonné ; elle ne sut si on rendait inconsciemment hommage à sa beauté ou si les arrivantes reconnaissaient s’être fourvoyées car le Foyer avait deux entrées, sur la rue du Champ-de-Mars et seules les habituées de la maison usaient ordinairement de cette porte par où venaient de s’introduire les visiteuses.

Mais avant qu’elle eût eu le temps de risquer une question, celle qui paraissait l’aînée s’informa, d’un ton très gracieux :

— Je suppose que Mlle Dufresne est chez elle ?

— Probablement, répondit Paule. Si vous voulez vous asseoir, mesdames, je vais m’en assurer.

— Oh ! elle doit y être car elle a été prévenue de notre visite. Nous avons téléphoné…