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le château vert

— Non, merci.

— Ce n’est pas cher. On sait d’ailleurs que vous pouvez mettre le prix.

— Oh ! oh !… pardon ! Il nous faut économiser, aujourd’hui comme hier.

Tout à coup, la marchande qui, l’autre jour, les avait accablées d’insultes, interpella Mme Barrière et sa fille d’un élan, avec la même sincérité gaillarde dans l’amitié que dans le mépris.

— Hé ! madame !… Nous avons du beau rouget, bien frais… Hé, que diable on n’est pas brouillées, je pense !

Mme Barrière, tirant par la main sa fille qui regimbait un peu, céda par charité à tant de prières.

— Allons, mademoiselle, repartit la marchande, ne me faites pas grise mine. Vous êtes si jolie !… La plus charmante de nos jolies tourterelles !

— Vous me flattez beaucoup ce matin.

— Bah ! on a quelquefois, comme ça, dans notre Midi, des paroles vives en l’air. C’est le soleil qui veut ça, surtout quand on a des contrariétés de chez soi. Mais le cœur est bon. Té !… Pesez-moi ces rougets ! Il y a longtemps qu’on n’en a pas vu de pareils.

La marchande tripotait de ses doigts énormes les poissons aux écailles d’argent et de pourpre, qui exhalaient une forte odeur de marée ; dans le creux de ses mains gluantes, elle les faisait danser. Mme Barrière lui en acheta sa provision, sans lésiner. Et l’on se sépara comme à regret, en échangeant des compliments.

Lorsqu’elles purent cheminer tranquillement, sur le trottoir, dans la direction de leur maison, Mme Barrière dit à sa fille :

— Eh bien !… Les jours se suivent et ne se ressemblent pas ?

— Que c’est vrai ! Avec quelle facilité change l’opinion du monde !

— L’esprit du monde est une girouette.

À la maison, une surprise les attendait. Leur bonne, en allant dans le voisinage acheter quelque objet de cuisine, avait reconnu devant la grille des Ravin l’auto de M. Philippe. C’est que Mme Ravin avait, dès la première heure, annoncé à celui-ci, ainsi qu’à son mari, la candidature de M. Barrière au Cercle des Négociants. Quand la lettre eut