Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, précédées d’une notice sur sa vie et ses ouvrages.djvu/162

Cette page n’a pas encore été corrigée

Essayez de me donner le change en feignant de le prendre, insidieux valet ! Vous
entendez fort bien que ce n’est pas le danger qui m’inquiète, mais le motif.
Figaro
Sur un faux avis, vous arrivez furieux, renversant tout, comme le torrent de la
Morena ; vous cherchez un homme, il vous le faut, ou vous allez briser les
portes, enfoncer les cloisons ! Je me trouve là par hasard : qui sait dans votre
emportement si…
Le Comte, interrompant.
Vous pouviez fuir par l’escalier.
Figaro
Et vous, me prendre au corridor.
Le Comte, en colère.
Au corridor ! (À part.) Je m’emporte, et nuis à ce que je veux savoir.
Figaro, à part.
Voyons-le venir, et jouons serré.
Le Comte, radouci.
Ce n’est pas ce que je voulais dire ; laissons cela. J’avais… oui, j’avais
quelque envie de t’emmener à Londres courrier de dépêches… mais, toutes
réflexions faites…
Figaro
Monseigneur a changé d’avis ?
Le Comte
Premièrement, tu ne sais pas l’anglais.
Figaro
Je sais God-dam.
Le Comte
Je n’entends pas.
Figaro
Je dis que je sais God-dam.
Le Comte
Hé bien ?
Figaro
Diable ! c’est une belle langue que l’anglais ! il en faut peu pour aller loin.
Avec God-dam, en Angleterre, on ne manque de rien nulle part, — Voulez-vous
tâter d’un bon poulet gras ? entrez dans une taverne, et faites seulement ce
geste au garçon. (Il tourne la broche.) God-dam ! on vous apporte un pied de
bœuf salé, sans pain. C’est admirable ! Aimez-vous à boire un coup d’excellent
bourgogne ou de clairet ? rien que celui-ci. (Il débouche une bouteille.) God-
dam ! on vous sert un pot de bière, en bel étain, la mousse aux bords. Quelle
satisfaction ! Rencontrez-vous une de ces jolies personnes qui vont trottant
menu, les yeux baissés, coudes en arrière, et tortillant un peu des hanches ?
mettez mignardement tous les doigts unis sur la bouche. Ah ! God-dam ! elle vous
sangle un soufflet de crocheteur : preuve qu’elle entend. Les Anglais, à la
vérité, ajoutent par-ci, par-là, quelques autres mots en conversant ; mais il est
bien aisé de voir que God-dam est le fond de la langue ; et si Monseigneur n’a
pas d’autre motif de me laisser en Espagne…
Le Comte, à part.
Il veut venir à Londres ; elle n’a pas parlé.
Figaro, à part.
Il croit que je ne sais rien ; travaillons-le un peu dans son genre.
Le Comte
Quel motif avait la Comtesse pour me jouer un pareil tour ?
Figaro
Ma foi, Monseigneur, vous le savez mieux que moi.
Le Comte
Je la préviens sur tout, et la comble de présents.
Figaro
Vous lui donnez, mais vous êtes infidèle. Sait-on gré du superflu à qui nous
prive du nécessaire ?
Le Comte
… Autrefois tu me disais tout.
Figaro
Et maintenant je ne vous cache rien.
Le Comte
Combien la Comtesse t’a-t-elle donné pour cette belle association ?
Figaro
Combien me donnâtes-vous pour la tirer des mains du docteur ? Tenez, Monseigneur,
n’humilions pas l’homme qui nous sert bien, crainte d’en faire un mauvais valet.
Le Comte
Pourquoi faut-il qu’il y ait toujours du louche en ce que tu fais ?
Figaro
C’est qu’on en voit partout quand on cherche des torts.
Le Comte
Une réputation détestable !
Figaro
Et si je vaux mieux qu’elle ? Y a-t-il beaucoup de seigneurs qui puissent en dire
autant ?
Le Comte
Cent fois je t’ai vu marcher à la fortune, et jamais aller droit.
Figaro
Comment voulez-vous ? la foule est là : chacun veut courir, on se presse, on
pousse, on coudoie, on renverse, arrive qui peut ; le reste est écrasé, Aussi
c’est fait ; pour moi, j’y renonce.
Le Comte
À la fortune ? (À part.) Voici du neuf.
Figaro, à