Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, précédées d’une notice sur sa vie et ses ouvrages.djvu/134

Cette page n’a pas encore été corrigée

 c’est le Comte que vous touchez. — Ah ! Comtesse, quelle imprudence
avec un époux si violent ! — Ce qu’ils diront, je n’en sais rien, c’est ce qu’ils
feront qui m’occupe. Puis, quand ils sont bien animés, j’écris sous leur dictée
rapide, sûr qu’ils ne me tromperont pas ; que je reconnaîtrai Bazile, lequel n’a
pas l’esprit de Figaro, qui n’a pas le ton noble du Comte, qui n’a pas la
sensibilité de la Comtesse, qui n’a pas la gaieté de Suzanne, qui n’a pas
l’espièglerie du page, et surtout aucun d’eux la sublimité de Brid’oison. Chacun
y parle son langage : eh ! que le dieu du naturel les préserve d’en parler
d’autre ! Ne nous attachons donc qu’à l’examen de leurs idées, et non à
rechercher si j’ai dû leur prêter mon style.
Quelques malveillants ont voulu jeter de la défaveur sur cette phrase de Figaro :
Sommes-nous des soldats qui tuent et se font tuer pour des intérêts qu’ils
ignorent ? Je veux savoir, moi, pourquoi je me fâche ! À travers le nuage d’une
conception indigeste, ils ont feint d’apercevoir que je répands une lumière
décourageante sur l’état pénible du soldat ; et il y a des choses qu’il ne faut
jamais dire. Voilà dans toute sa force l’argument de la méchanceté ; reste à en
prouver la bêtise.
Si, comparant la dureté du service à la modicité de la paye, ou discutant tel
autre inconvénient de la guerre et comptant la gloire pour rien, je versais de
la défaveur sur ce plus noble des affreux métiers, on me demanderait justement
compte d’un mot indiscrètement échappé. Mais du soldat au colonel, au général
exclusivement, quel imbécile homme de guerre a jamais eu la prétention qu’il dût
pénétrer les secrets du cabinet, pour lesquels il fait la campagne ? C’est de
cela seul qu’il s’agit dans la phrase de Figaro. Que ce fou-là se montre, s’il
existe ; nous l’enverrons étudier sous le philosophe Babouc, lequel éclaircit
disertement ce point de discipline militaire.
En raisonnant sur l’usage que l’homme fait de sa liberté dans les occasions
difficiles, Figaro pouvait également opposer à sa situation tout état qui exige
une obéissance implicite, et le cénobite zélé dont le devoir est de tout croire
sans jamais rien examiner, comme le guerrier valeureux, dont la gloire est de
tout affronter sur des ordres non motivés, de tuer et se faire tuer pour des
intérêts qu’il ignore. Le mot de Figaro ne dit donc rien, sinon qu’un homme
libre de ses actions doit agir sur d’autres principes que ceux dont le devoir
est d’obéir aveuglément.
Qu’aurait-ce été, bon Dieu ! si j’avais fait usage d’un mot qu’on attribue au
grand Condé, et que j’entends louer à outrance par ces mêmes logiciens qui
déraisonnent sur ma phrase ? À les croire, le grand Condé montra la plus noble
présence d’esprit lorsque, arrêtant Louis XIV prêt à pousser son cheval dans le
Rhin, il dit à ce monarque : Sire, avez-vous besoin du bâton de maréchal ?
Heureusement on ne prouve nulle part que ce grand homme ait dit cette grande
sottise. C’eût été dire au roi, devant toute son armée : "Vous moquez-vous donc,
Sire, de vous exposer dans un fleuve ? Pour courir de pareils dangers, il faut
avoir besoin d’avancement ou de fortune ! "
Ainsi l’homme le plus vaillant, le plus grand général du siècle aurait compté
pour rien l’honneur, le patriotisme et la gloire ! Un misérable calcul d’intérêt
eût été, selon lui, le seul principe de la bravoure ! Il eût dit là un affreux
mot, et si j’en avais pris le sens pour l’enfermer dans quelque trait, je
mériterais le reproche qu’on fait gratuitement au mien.
Laissons donc les cerveaux fumeux louer ou blâmer au hasard, sans se rendre
compte de rien ; s’extasier sur une sottise qui n’a pu jamais être dite, et
proscrire un mot juste et simple, qui ne montre que du bon sens.
Un autre reproche assez fort, mais dont je n’ai pu me laver, est d’avoir assigné
pour retraite à la Comtesse un certain couvent d’Ursulines. Ursulines ! a dit un
seigneur, joignant les mains avec éclat. Ursulines ! a dit une dame, en se
renversant de surprise sur un jeune Anglais de sa loge. Ursulines ! ah ! milord !
si vous entendiez le français !… — Je sens, je sens beaucoup, madame, dit le
jeune homme en rougissant. — C’est qu’on n’a jamais mis au théâtre aucune femme
aux Ursulines ! Abbé, parlez-nous donc ! L’abbé (toujours appuyée sur l’Anglais),
comment trouvez-vous Ursulines ? — Fort indécent, répond l’abbé, sans cesser de
lorgner Suzanne. Et tout le beau monde a répété : Ursulines est fort indécent.
Pauvre auteur ! on te croit jugé, quand chacun songe à son affaire. En vain
j’essayais d’établir que, dans l’événement de la scène, moins la Comtesse a
dessein de se cloîtrer, plus elle doit le feindre et faire croire à son époux
que sa retraite est bien choisie : ils ont proscrit mes Ursulines !
Dans le plus fort de la rumeur, moi, bon homme, j’avais été jusqu’à prier une
des actrices qui font le charme de ma pièce de demander aux mécontents à quel
autre couvent de filles ils estimaient qu’il fût décent que l’on fît entrer la
Comtesse ? À moi, cela m’était égal ; je l’aurais mise où l’on aurait voulu : aux
Augustines, aux Célestines, aux Clairettes, aux Visitandines, même aux Petites
Cordelières, tant je tiens peu aux Ursulines. Mais on agit si durement !
Enfin, le bruit croissant toujours, pour arranger l’affaire avec douceur, j’ai
laissé le mot Ursulines à la place où je l’avais mis : chacun alors content de
soi, de tout l’esprit qu’il avait montré, s’est apaisé sur Ursulines, et l’on a
parlé d’autre chose.
Je ne suis point, comme l’on voit, l’ennemi de mes ennemis. En disant bien du
mal de moi, ils n’en ont point fait à ma pièce ; et s’ils sentaient seulement
autant de joie à la déchirer que j’eus de plaisir à la faire, il n’y aurait
personne d’affligé. Le malheur est qu’ils ne rient point ; et ils ne rient point
à ma pièce, parce qu’on ne rit point à la leur. Je connais plusieurs amateurs
qui sont même beaucoup maigris depuis le succès du Mariage : excusons donc
l’effet de leur colère.
À des moralités d’ensemble et de détail, répandues dans les flots d’une
inaltérable gaieté ; à un dialogue assez vif, dont la facilité nous cache le
travail, si l’auteur a joint une intrigue aisément filée, où l’art se dérobe
sous l’art, qui se noue et se dénoue sans cesse, à travers une foule de
situations comiques, de tableaux piquants et variés qui soutiennent, sans la
fatiguer l’attention du public pendant les trois heures et demie que dure le
même spectacle (essai que nul homme de lettres n’avait encore osé tenter ! ), que
reste-t-il à faire à de pauvres méchants que tout cela irrite ? Attaquer,
poursuivre l’auteur par des injures verbales, manuscrites, imprimées : c’est ce
qu’on a fait sans relâche. Ils ont même épuisé jusqu’à la calomnie, pour tâcher
de me perdre dans l’esprit de tout ce qui influe