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LA FOLLE JOURNÉE
OU
LE MARIAGE DE FIGARO.

COMÉDIE EN CINQ ACTES ET EN PROSE
REPRÉSENTÉE, POUR LA PREMIÈRE FOIS, PAR LES COMÉDIENS FRANÇAIS ORDINAIRES DU ROI, LE MARDI 27 AVRIL 1784.


En faveur du badinage
Faites grâce à la raison.

(Vaud. de la pièce.)


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PRÉFACE


En écrivant cette préface, mon but n’est pas de rechercher oiseusement si j’ai mis au théâtre une pièce bonne ou mauvaise ; il n’est plus temps pour moi : mais d’examiner scrupuleusement, et je le dois toujours, si j’ai fait une œuvre blâmable.

Personne n’étant tenu de faire une comédie qui ressemble aux autres, si je me suis écarté d’un chemin trop battu, pour des raisons qui m’ont paru solides, ira-t-on me juger, comme l’ont fait MM.  tels, sur des règles qui ne sont pas les miennes ? imprimer puérilement que je reporte l’art à son enfance, parce que j’entreprends de frayer un nouveau sentier à cet art dont la loi première, et peut-être la seule, est d’amuser en instruisant ? Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

Il y a souvent très loin du mal que l’on dit d’un ouvrage à celui qu’on en pense. Le trait qui nous poursuit, le mot qui importune reste enseveli dans le cœur, pendant que la bouche se venge en blâmant presque tout le reste. De sorte qu’on peut regarder comme un point établi au théâtre, qu’en fait de reproche à l’auteur, ce qui nous affecte le plus est ce dont on parle le moins.

Il est peut-être utile de dévoiler, aux yeux de tous, ce double aspect des comédies ; et j’aurai fait encore un bon usage de la mienne, si je parviens, en la scrutant, à fixer l’opinion publique sur ce qu’on doit entendre par ces mots : Qu’est-ce que la décence théâtrale ?

À force de nous montrer délicats, fins connaisseurs, et d’affecter, comme j’ai dit autre part, l’hypocrisie de la décence auprès du relâchement des mœurs, nous devenons des êtres nuls, incapables de s’amuser et de juger de ce qui leur convient : faut-il le dire enfin ? des bégueules rassasiées qui ne savent plus ce qu’elles veulent, ni ce qu’elles doivent aimer ou rejeter. Déjà ces mots si rebattus, bon ton, bonne compagnie, toujours ajustés au niveau de chaque insipide coterie, et dont la latitude est si grande qu’on ne sait où ils commencent et finissent, ont détruit la franche et vraie gaieté qui distinguait de tout autre le comique de notre nation.

Ajoutez-y le pédantesque abus de ces autres grands mots, décence et bonnes mœurs, qui donnent un air si important, si supérieur, que nos jugeurs de comédies seraient désolés de n’avoir pas à les prononcer sur toutes les pièces de théâtre, et vous connaîtrez à peu près ce qui garotte le génie, intimide tous les auteurs, et porte un coup mortel à la vigueur de l’intrigue, sans laquelle il n’y a pourtant que du bel esprit à la glace, et des comédies de quatre jours.

Enfin, pour dernier mal, tous les états de la société sont parvenus à se soustraire à la censure dramatique : on ne pourrait mettre au théâtre Les Plaideurs de Racine, sans entendre aujourd’hui les Dandins et les Brid’oisons, même des gens plus éclairés, s’écrier qu’il n’y a plus ni mœurs, ni respect pour les magistrats.

On ne ferait point le Turcaret, sans avoir à l’instant sur les bras fermes, sous-fermes, traites et gabelles, droits réunis, tailles, taillons, le trop-plein, le trop-bu, tous les impositeurs royaux. Il est vrai qu’aujourd’hui Turcaret n’a plus de modèles. On l’offrirait sous d’autres traits, l’obstacle resterait le même.

On ne jouerait point les fâcheux, les marquis, les emprunteurs de Molière, sans révolter à la fois la haute, la moyenne, la moderne et l’antique noblesse. Ses Femmes savantes irriteraient nos féminins bureaux d’esprit. Mais quel calculateur peut évaluer la force et la longueur du levier qu’il faudrait, de nos jours, pour élever jusqu’au théâtre l’œuvre sublime du Tartufe ? Aussi l’auteur qui se compromet avec le public pour l’amuser ou pour l’instruire, au lieu d’intriguer à son choix son ouvrage, est-il obligé de tourniller dans des incidents impossibles, de persifler au lieu de rire, et de prendre ses modèles hors de la société, crainte de se trouver mille ennemis, dont il ne connaissait aucun en composant son triste drame.