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EUGÉNIE, ACTE IV, SCÈNE III.


eugénie, avec horreur.

Lui !… moi !… vous me faites frémir.

madame murer.

Il le faut. Il viendra, vous l’accablerez de reproches, j’y joindrai les miens ; il apprendra que votre père veut implorer le secours des lois : la crainte ou le repentir peut le ramener.

eugénie, outrée.

Et je serais assez lâche, après son indignité… Je devrais respecter un jour celui que je ne peux plus estimer ! j’irais aux pieds des autels jurer la fidélité au parjure, la soumission à l’homme sans foi, et une tendresse éternelle au perfide qui m’a sacrifiée ! Plutôt mourir mille fois !

madame murer, fermement.

Prenez garde, miss, qu’ici l’opprobre serait le fruit du découragement.

eugénie, au désespoir.

L’opprobre ! m’en reste-t-il encore à redouter ? Dégradée par tant d’outrages, abandonnée de tout le monde, anéantie sous la malédiction de mon père, en horreur à moi-même, je n’ai plus qu’à mourir.

(Elle rentre dans sa chambre.)



Scène X


madame MURER, seule, la regarde aller.

Elle me quitte, et n’écrit pas… (Elle se promène.) Un père en fureur qui ne connaît plus rien ; une fille au désespoir qui n’écoute personne ; un amant scélérat qui comble la mesure… quelle horrible situation ! (Elle rêve un moment.) Vengeance, soutiens mon courage ! Je vais écrire moi-même au comte : s’il vient… Traître, tu payeras cher les peines que tu nous causes !




JEU D’ENTR’ACTE

Un domestique entre, range le salon, éteint le lustre et les bougies de l’appartement. On entend une sonnette de l’intérieur : il écoute, et indique par son geste que c’est madame Murer qui sonne. Il y court. Un moment après, il repasse avec un bougeoir allumé, et sort par la porte du vestibule ; il rentre sans lumière, suivi de plusieurs domestiques auxquels il parle bas, et ils passent tous à petit bruit chez madame Murer, qui est alors censée leur donner ses ordres. Les valets repassent dans le salon, courent dehors par le vestibule, et rentrent chez madame Murer par le même salon, armés de couteaux de chasse, d’épées, et de flambeaux non allumés. Un moment après, Robert entre par le vestibule une lettre à la main, un bougeoir dans l’autre ; comme c’est la réponse du comte de Clarendon qu’il rapporte, il se presse de passer chez madame Murer pour la lui remettre. Il y a ici un petit intervalle de temps sans mouvement, et le quatrième acte commence.


ACTE QUATRIÈME



Scène I


madame MURER ; ROBERT, portant un bougeoir, rallume les bougies qui ont été éteintes sur la table pendant l’entr’acte : le salon est obscur.
madame murer tient un billet, et en marchant se parle à elle-même.

Il viendra. (Au laquais.) Vous avez été bien longtemps !

robert.

Il n’était pas rentré : j’ai attendu. Et puis c’est un tapage dans l’hôtel ! il se marie demain, tout est sens dessus dessous : on ne savait où prendre de l’encre et du papier.

madame murer, à part.

Il viendra… Écoute, Robert, fais exactement ce que je vais t’ordonner. Va dans le jardin, tout auprès de la petite porte ; tiens-toi là sans remuer ; et quand tu entendras le bruit d’une clef dans la serrure, viens vite ici m’en donner avis.

robert.

Il doit donc entrer par là ?

madame murer.

Faites ce qu’on vous dit.

(Robert sort par la porte du jardin.)



Scène II


madame MURER, seule.

Il viendra !… Je te tiens donc à mon tour, fourbe insigne ! Le parti est violent… c’est le plus sûr… Il convient si bien au caractère du père !… Je dois pourtant l’en prévenir. (Elle regarde sa montre.) J’ai le temps… Il est à consoler sa fille : il a jeté son feu maintenant… c’est comme je le veux… Il faut dompter cet homme pour le ramener. Le voici. Qu’il a l’air accablé !



Scène III


le BARON, madame MURER.
madame murer, d’un ton sombre.

Eh bien, monsieur, êtes-vous satisfait ? Il s’en est peu fallu que votre fille ne soit morte de frayeur.

le baron s’assied sans rien dire près de la table, et s’appuie la tête sur les mains, d’un air accablé.
madame murer, continuant.

Des éclats ! de la fureur ! sans choix de personnes.

le baron, sourdement.

Ceux qui ont fait le mal le reprochent aux autres.

madame murer.

Un homme livré à ses emportements !