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EUGÉNIE, ACTE II, SCÈNE XII.

le baron.

Nous y voilà encore. Ma sœur, une bonne fois pour toutes, afin de n’y jamais revenir : Vous aimez les lords, les gens de haut parage, et moi je les déteste. Ma fille m’est trop chère pour la sacrifier à votre vanité, et la rendre malheureuse.

madame murer.

Et pourquoi, malheureuse ?

le baron.

Est-ce que je ne connais pas vos petits grands seigneurs ? Voyez-les dans les unions même les plus égales pour la fortune. Une fille est mariée aujourd’hui, trahie demain, abandonnée dans quatre jours ; l’infidélité, l’oubli, la galanterie ouverte, les excès les plus condamnables, ne sont qu’un jeu pour eux. Bientôt le désordre de la conduite entraîne celui des affaires ; les fortunes se dissipent, les terres s’engagent, se vendent ; encore la perte des biens est-elle souvent le moindre des maux qu’ils font partager à leurs malheureuses compagnes.

madame murer.

Mais quel rapport ce tableau, faux ou vrai, a-t-il à l’objet que nous traitons ? Vous faites le procès à la jeunesse, et nullement à la qualité ; c’est dans cet état au contraire que les hommes ont le plus de ressources. S’ils se sont dérangés, un jour ils deviennent sages, et alors les grâces de la cour…

le baron.

Arrivent tout à point pour réparer leurs sottises, n’est-ce pas ? Peut-on solliciter des récompenses, quand on n’a rien fait pour son pays ? Et quand le principe des demandes est aussi honteux, n’est-il pas absurde de faire fond d’avance sur des grâces qui peuvent être mille fois mieux appliquées ? Mais je veux encore que son importunité les arrache : eh bien, je lui préférerai toujours un brave officier qui les aura méritées sans les obtenir : et cet homme, c’est Cowerly. S’il ne tient rien des faveurs de la cour, il a l’estime de toute l’armée ; l’un vaut bien l’autre, je crois.

madame murer.

Mais, monsieur…

le baron, impatient.

Mais, madame, si vous êtes éprise à ce point de vos lords, que n’en épousez-vous quelqu’un vous-même ?

madame murer, fièrement.

Vous mériteriez que je le fisse, et que je transportasse tous mes biens dans une famille étrangère.

le baron, la saluant.

À votre aise, ma sœur. Pour mes enfants moins de fortune, moins d’extravagance, moins d’occasions du sottises.

eugénie, à part.

Toujours en querelle ! que je suis malheureuse !



Scène X


ROBERT, le BARON, madame MURER, EUGÉNIE.
robert.

Le capitaine Cowerly demande à vous voir.

le baron.

Il ne pouvait arriver plus à propos. Qu’il entre.



Scène XI


le BARON, madame MURER, EUGÉNIE.
madame murer.

Un moment, s’il vous plaît, que nous soyons parties. Je vous l’ai dit, c’est un homme que je ne puis souffrir.

le baron.

Mais quelle politesse avez-vous donc, vous autres ? Un de nos amis communs, et qui va nous appartenir !



Scène XII


le capitaine COWERLY, le BARON, madame MURER, EUGÉNIE.
madame murer, d’un ton bruyant.

Bonjour, mon très-cher.

le baron.

Bonjour, capitaine. Nous jouons aux barres.

le capitaine.

En rentrant chez moi, j’ai trouvé ce billet que vous y avez laissé. Mais, en honneur, je m’en retournais sans vous voir.

le baron.

Et pourquoi ?

le capitaine.

Un de vos gens, le plus obstiné valet (je ne sais où je l’ai vu), prétendait qu’il n’avait personne au logis.

le baron.

Je n’ai point donné d’ordre… Ma sœur !

madame murer, sèchement.

Ni moi. À peine arrivés, nous n’attendions aucune visite.

le capitaine.

En ce cas, baron, j’aurai doublement à me féliciter d’avoir forcé la porte, si je puis vous être utile, et si ces dames veulent bien agréer mes hommages.

le baron.

Capitaine, c’est ma sœur, et voici bientôt la tienne.

(Montrant sa fille.)
madame murer, à Eugénie.

J’envie, mademoiselle, le sort de mon frère ; en vous voyant, on n’est plus étonné des précautions qu’il a prises pour assurer son bonheur.