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EUGÉNIE, ACTE II, SCÈNE II.



Scène XI


madame MURER, EUGÉNIE.
madame murer.

Avec quelle adresse et quelle honnêteté pour vous il vient de s’expliquer !

eugénie, honteuse d’un petit mouvement de frayeur, se jette dans les bras de sa tante.

Grondez donc votre folle de nièce… À un certain mot de mon père, n’ai-je pas éprouvé un serrement de cœur affreux !… Il m’avait caché ces bruits dans la crainte de m’affliger… Comme il m’a regardée en répondant !… Ah ! ma tante, que je l’aime !

madame murer l’embrasse.

Ma nièce, vous êtes la plus heureuse des femmes.

(Elles vont chez le baron par la porte d’entrée.)




JEU D’ENTR’ACTE

Un domestique entre. Après avoir rangé les sièges qui sont autour de la table à thé, il en emporte le cabaret, et vient remettre la table à sa place auprès du mur de côté. Il enlève des paquets dont quelques fauteuils sont chargés, et sort en regardant si tout est bien en ordre.

L’action théâtrale ne reposant jamais, j’ai pensé qu’on pourrait essayer de lier un acte à celui qui le suit, par une action pantomime qui soutiendrait, sans la fatiguer, l’attention des spectateurs, et indiquerait ce qui se passe derrière la scène pendant l’entr’acte. Je l’ai désignée entre chaque acte. Tout ce qui tend à donner de la vérité est précieux dans un drame sérieux, et l’illusion tient plutôt aux petites choses qu’aux grandes. Les comédiens français, qui n’ont rien négligé pour que cette pièce fît plaisir, ont craint que l’œil sévère du public ne désapprouvât tant de nouveautés à la fois : ils n’ont pas osé hasarder les entr’actes. Si on les joue en société, on verra que ce qui n’est qu’indifférent, tant que l’action n’est pas engagée, devient assez important pendant les derniers actes.



ACTE DEUXIÈME



Scène I


DRINK, seul, un paquet de lettres à la main. Il se retourne en entrant, et crie au facteur qui s’en va :

À moi seul, entendez-vous ? (Il avance dans le salon.) Un homme averti en vaut deux, dit-on. Voyons ce que le facteur vient de me remettre. Il faut servir un maître qui rosse aussi fort qu’il récompense bien. (Il lit une adresse.) Hem, m, m, À monsieur, monsieur le baron Hartley. Voilà pour le père. Quelque sanglier forcé, quelque chien éreinté, etc., etc. (Il en lit une autre.) Hem, m, m,… Armée d’Irlande : c’est du fils. Ceci doit encore passer ; l’ordre ne porte pas d’arrêter les paquebots. (Il en regarde une troisième.) Hem, m, m, Lancastre : voici qui paraît suspect. (Il lit.) À madame, madame Murer, près du parc Saint-James… Pour la tante… c’est l’écriture de M. Williams, notre marieur, l’intendant de milord… main basse sur celle-ci. Peste ! la jeune personne eût appris… À propos, il se meurt, dit mon maître. Voyons un peu ce qu’il écrit : puisque je ne dois pas la remettre, je puis bien la lire. Il n’y a pas plus de mal à l’un qu’à l’autre, et l’on apprend quelquefois… (Il hésite un peu, et enfin, rompant le cachet, il lit.) « Madame, je touche au moment terrible où je vais rendre compte de toutes les actions de ma vie. » (Il parle.) Un intendant !… le compte sera long. (Il lit.) « Les remords me pressent, et je veux réparer, autant qu’il est en moi, par cet avis tardif, le crime dont je me suis rendu coupable, en portant le jeune lord comte de Clarendon à tromper votre malheureuse nièce par un mariage simulé.» (Il parle.) Mon maître s’était douté de cette lettre !… C’est un vrai démon pour les précautions.



Scène II


le COMTE, DRINK.
le comte, arrivant par le jardin avec précaution.

Est-ce toi, Drink ?

drink.

Milord ?

le comte.

Un mot, et je m’enfuis.

drink.

Je vous écoute.

le comte.

J’avais oublié… J’étais si troublé en sortant… Mon mariage, qui se fait demain, est dans la bouche de tout le monde : on ne parle d’autre chose… Il faut empêcher qu’aucune visite, aujourd’hui surtout, ne vienne ici souffler le vent de la discorde.

drink.

Elles ne connaissent personne à Londres.

le comte.

Je sais que le père est fort l’ami d’un certain capitaine Cowerly, qui ne manque jamais le lever de mon oncle : brave homme, mais dont le défaut est d’apprendre le soir à toute la ville les secrets qu’on lui a dits à l’oreille le matin dans les maisons.

drink.

Quelle figure est-ce ?

le comte.

Tu ne connais que lui. Du temps de la petite, il a soupé dix fois dans ce salon.

drink.

Quoi ! ce bavard qui vous a brouillé depuis avec Laure, en lui reportant que lady Alton avait passé un jour entier ici ?

le comte.

Où diable vas-tu chercher lady Alton ?

drink.

Ah ! vraiment non ! c’est plus nouveau que cela.