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chef de tribunal[1], la justice à une portion de vos sujets, au sein de votre capitale, et dans votre propre palais.

Ma fortune et celle de mes amis, dispersée en soutenant sous vos yeux une grande et noble cause, a besoin pour être recueillie que mon nom, traité partout avec honneur, ne soit pas avili dans ma patrie. Elle enchaîne à son sort celle de plus de cinquante familles de commerce qui ne doivent pas souffrir de la malveillance de mes adversaires ni de mes fautes, si j’en avais commis. Dans ce moment même créancier de l’État pour des sommes considérables, dont la liquidation et le payement prochain intéressent essentiellement un grand nombre de vos sujets, cette qualité de créancier me plaçait plus particulièrement sous la protection immédiate de Votre Majesté. Un instant m’a ravi cette récompense honorable des travaux de ma vie entière. Peut-être en ce moment n’est-il pas même un seul ministre qui, pour me sauver de ma ruine, osât vous prononcer mon nom, quoique les suites de ma détention rendent plus pressant mon besoin de leur justice et de la vôtre.

Puissé-je, Sire, être le dernier exemple d’une détention si malheureuse ! mais telle a été sa nature, qu’on m’accuserait partout d’une lâche insensibilité, si je ne faisais les plus grands et les plus respectueux efforts auprès de Votre Majesté pour essayer d’en obtenir ce qui peut seul dissiper aux yeux de la nation, de l’Europe, et de l’Amérique, le nuage dont cette détention a couvert et ma personne, et mon crédit.

Un ordre de votre propre mouvement, en m’enlevant de ma maison, m’a tout ôté. Un ordre de votre propre mouvement, en m’y faisant rentrer, ne m’a rien rendu. Mon respect et ma soumission m’ont fait obéir aux deux ordres, quoiqu’un profond sentiment de l’honneur m’ait forcé de résister d’abord à l’exécution du second. Mais si je suis coupable du crime irrémissible à tout Français d’avoir manqué de respect au roi, je ne suis pas assez puni par une prison fâcheuse, et la perte de mon crédit : la mort légalement prononcée était ma juste punition. Si je suis innocent, mon silence, ma douleur, une retraite volontaire à laquelle je dois me condamner dans ma propre maison invoqueront constamment votre justice. Elle est la propriété de vos sujets ; et le roi de France est trop grand pour jamais descendre à la moindre injustice. Un mot de sa volonté a suffi pour écraser le plus soumis de ses sujets, sans rien ajouter à l’idée de sa toute-puissance ; mais il en donnerait une sublime de sa justice, et qui le ferait bénir à jamais, s’il daignait ordonner à un tribunal sévère de juger l’accusé dans toute la rigueur de la loi. Cet accusé l’en supplie à genoux. Il ose croire que Votre Majesté, toujours grande et généreuse, daignera regarder le parti qu’il a pris d’attendre et de souffrir en silence, comme une supplique muette et touchante d’être mis en jugement, tant qu’un mouvement de bienveillance ne portera pas Votre Majesté à montrer d’elle-même qu’elle est persuadée de son innocence.

Je suis avec le plus profond respect,

Sire,

De Votre Majesté,

Le très-humble, très-obéissant et très-respectueux serviteur et sujet,

Caron de Beaumarchais.

À S. M. LE ROI DE SUÈDE

En lui envoyant la belle édition du Mariage de Figaroet mon Mémoire justificatif au roi[2].

Sire,

Après avoir généreusement défendu, protégé cette Folle Journée, qui depuis m’en a causé de si tristes, daignerez-vous, Sire, en accepter un exemplaire plus digne de votre bibliothèque que celui que mon meilleur ami vous a présenté de ma part ? Accoutumée à juger sainement de tout, Votre Majesté ne sera pas surprise que je sois forcé de saisir l’instant le moins heureux de ma vie pour mettre à ses pieds l’ouvrage le plus enjoué de ma plume.

La douleur, Sire, est sortie de la joie, et la gaieté même a produit l’amertume. Si Votre Majesté se rappelle tout le mal qu’on avait dit de la Folle Journée à nos maîtres, elle se souviendra aussi que c’était presque un crime à la cour que de justifier cette pièce ; et ma préface, qui prétend à l’honneur dangereux de le faire, a donné plus d’humeur, s’il se peut, que la comédie elle-même.

Sitôt qu’on l’a connue, Sire, mes ennemis ont calculé que, s’ils pouvaient seulement tromper le roi, l’irriter bien fort contre moi, en tordant l’expression d’une lettre insérée dans le Journal de Paris, ils obtiendraient l’anéantissement de la pièce et de la préface : ils se sont trompés, Sire, en un seul point. La proscription qu’ils appelaient sur mon ouvrage n’a foudroyé que ma personne ; et,

  1. On a vu, dans l’Introduction, qu’il était lieutenant de la capitainerie du Louvre.
  2. Cette lettre complète le mémoire qui précède et devait, par conséquent, venir à la suite. Nous l’avons trouvée à la même source. Le roi de Suède, à qui elle est adressée, est Gustave III, qui vint alors en France sous le nom de comte de Haga. On a pu voir, dans l’Introduction, que Beaumarchais lui lut son opéra de Tarare. Ed. F.