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restait plus qu’à lever la défense de jouer donnée par le Roi, le jour des Menus-Plaisirs, et que lui M. Le Noir avait eu l’honneur d’en écrire à Sa Majesté.

Deux mois après, ce magistrat m’instruisit que le roi avait daigné répondre qu’il y avait (disait-on) encore des choses qui ne devaient pas rester dans l’ouvrage ; qu’il fallait nommer un ou deux nouveaux censeurs, et que l’auteur le corrigerait d’autant plus facilement, qu’on disait que la pièce était longue. M. Le Noir eut la bonté d’ajouter qu’il regardait cette lettre du Roi comme une levée de la défense de jouer la pièce aussitôt après l’examen des nouveaux censeurs, et je fus consolé.

Mais tout ce bruit, toutes ces variantes, ces ordres, ces contre-ordres, et l’adoption, et la proscription avaient tellement effarouché les censeurs, que beaucoup n’ont pas voulu seulement ouvrir le manuscrit : car en ce pays, comme dans les autres, loin de tendre la main au malheureux disgracié, tout le monde le fuit dans la crainte de glisser avec lui dans la fosse, etc., etc.

Enfin, à force d’instances réitérées de M. Le Noir, et de supplications de ma part, M. Guidi[1] s’est pourtant laissé aller jusqu’à promettre qu’il lirait le manuscrit, non pas comme censeur, uniquement comme un homme importuné de la demande, qui depuis 30 ans n’avait pas mis le pied au spectacle, et que son genre de vie et d’opinion rendait, disait-il, moins propre que tout autre à cet examen dramatique ; quand on ne peut pas avoir ce qu’on aime, il faut bien tâcher d’aimer ce qu’on a. Mais comment y parvenir avec un censeur qui refusait sèchement de communiquer avec moi sur son travail ?

Un quatrième censeur a été nommé par M. Le Noir, et par moi vivement sollicité d’en accepter l’ennui : M. Desfontaines, auteur dramatique lui-même, et plus poli que le troisième censeur, a bien voulu me faire part de son approbation, de sa censure et de ses retranchements auxquels je me suis soumis sur tous les points : mais comme il en a remis quelques-uns à la décision du ministre, je vous supplie, monsieur le baron, de m’accorder l’honneur et la faveur d’une courte audience à ce sujet.

De quatre censeurs qui m’ont recherché, bien épluché, bien taillé de leur lithotôme, trois ont exigé des changements que j’ai faits ; leur approbation était à ce prix. Le quatrième n’a pas voulu me dire un mot de son opinion, et l’on dit qu’elle m’est contraire.

En cet état, ne sachant plus s’il reste ou non des obstacles à la représentation d’une gaîté, devenue pour moi si triste et si contrariante, j’attends vos derniers ordres en vous assurant qu’aucune affaire aussi grave qu’elle fût ne m’a coûté autant de peines et de travaux que le plus léger ouvrage qui soit jamais sorti de ma plume.

Et s’il est vrai qu’il ne se fait nul bon mariage en ce pays sans de grandes oppositions, en lisant ce détail vous avouerez que si l’on juge de la bonté d’un mariage par ses obstacles, aucun n’en a tant éprouvé que le Mariage de Figaro.

Je suis, etc.

LETTRE

AUX AUTEURS DU JOURNAL DE PARIS [2].

Messieurs,

Tout en vous remerciant de l’honnêteté que vous avez mise dans l’examen du Mariage de Figaro, je dois vous reprocher une négligence impardonnable au journal institué pour apprendre à tout Paris, chaque matin, ce qui, la veille, est arrivé de piquant dans son enceinte. Si quelque accident avait frappé le plus inconnu des bourgeois appelés citoyens, vous l’indiqueriez à l’article événement : et la foudre a tombé jeudi dernier dans la salle du spectacle, ou cinq cents carreaux ou carrés de papier, lancés du cintre, et contenant la plus écrasante épigramme imprimée contre la pièce et son auteur, sans que vous daigniez en faire la plus légère mention ! Tout ce qui fait époque, messieurs, n’est-il pas de votre district ? À quel temps de la monarchie rapportera-t-on un jour cette ingénieuse nouveauté, si les journalistes en gardent le silence ? Il faut donc que je vous supplée, en rendant au public le chef-d’œuvre destiné à son instruction. Ce n’est point ici le cas de nommer le valet complaisant qui l’a fait, le maître engoué qui l’a commandé, le colporteur honoré qui nous l’a transmis : ils trouveront leurs noms et mes remerciements dans la préface de mon ouvrage.

Il suffit de montrer ici comment cette épigramme en est le foudroyant arrêt.

sur le mariage de figaro.

Je vis hier, du fond d’une coulisse, L’extravagante nouveauté

  1. Ce censeur, qui n’avait pas encore été nommé parmi ceux auxquels fut soumis le Mariage de Figaro, avait pour attribution spéciale la censure du Journal de Paris. Mémoires secrets, t. XVIII, p. 218.) Ed. F.
  2. Cette lettre n’est pas inédite. Elle fut publiée le 14 mai 1784, dans le Journal auquel elle est adressée ; mais elle est si peu connue — aucune édition des Œuvres ne l’a donnée, et M. de Loménie n’en dit rien — ; elle est aussi d’une telle importance pour l’histoire du Mariage de Figaro, et elle nous achemine si bien, par un nouvel incident de ce grand combat, à la singulière catastrophe dont la lettre au roi, qui viendra ensuite, fut le dernier mot, que nous avons cru devoir la donner ici. Il est intéressant, d’ailleurs, de voir avec quelle gaîté Beaumarchais aida lui-même à la publicité de la plus mordante des épigrammes dont fut criblée sa pièce, et avec quelle malice ironique il la rend ainsi au Journal, où il n’ignorait pas qu’elle avait dû être sournoisement faite par Suard et le chevalier de Langeac, avec la collaboration probable du comte de Provence. Ed. F