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le gouvernement, les bonnes mœurs, les parlements, tous les états de la vie, et que la vertu, comme on pouvait bien s’en douter, était opprimée dans cet ouvrage exprès pour y faire triompher le vice.

Allons… mes bons amis de cour.

Il est bon aussi d’instruire M. Le Noir, que plus de deux mois avant que l’auteur lui eut remis sa pièce, on proposait à Paris, dans les soupers, de gager cent et deux cents louis, qu’on empêcherait bien de jouer l’ouvrage. Il y a donc depuis longtemps un armement formé pour faire croire à ceux qui ne connaissent pas cette pièce, qu’elle est une œuvre informe et digne de la réprobation du gouvernement. Mais comme la seule chose qui importe à l’auteur est de bien prouver au public que sa pièce, quoiqu’infiniment gaie, est loin d’être immorale, il a l’honneur de prévenir les personnes timorées à qui cet ouvrage a le malheur de déplaire, que son intention est d’en détendre publiquement la moralité, dans une préface qu’il va mettre à la tête ; soit qu’on l’imprime en France avec une guirlande de censures, soit que la Russie ou quelque autre État du Nord lui donne publiquement l’honneur de l’impression ; et dans cette préface, qui ne sera pas un libelle punissable, car l’auteur y mettra son nom en toutes lettres, il discutera froidement tous les morceaux qui ont effarouché nos graves importants, en donnera le véritable sens, en tirera la moralité naïve, et fera connaître à tous les lecteurs de l’Europe les vrais motifs qui ont armé beaucoup de gens contre une pièce que l’auteur n’a faite comme elle est qu’après y avoir beaucoup réfléchi. Car, ainsi que Rabelais, il a cherché un tel mélange, qu’on peut lui pardonner la raison en faveur de la folie, et la folie en faveur de la raison que sa pièce renferme : et qu’elle obtint par là une indulgence universelle.

M. Le Noir peut donc être certain que la pièce était condamnée par l’intrigue, longtemps avant qu’elle lui fût soumise pour la faire censurer, ce qui doit surtout le mettre en garde contre les critiques qu’elle excite, et le jugement raisonnable et modéré qu’en a porté le censeur à qui il l’a confiée. Il avoue qu’il ne voit aucun danger d’en permettre la représentation, en retranchant seulement, dit-il, le mot ministre de ma plaisanterie, et adoucissant un jugement qui a l’air de ceux de Salomon (il de i ait ajouter : ou de Sancho Pança) : qu’au reste la pièce lui a paru pleine de gaieté, très-bien écrite, que les personnages y parlent comme ils doivent, selon leur état, et qu’il la croit très-propre à attirer à la Comédie, qui en a grand besoin, beaucoup de spectateurs et par conséquent île recette.

D’après ce jugement auquel l’auteur se tient, son intention est de commencer par mettre aux pieds du roi une petite dissertation sur l’historique et la vraie moralité de la pièce. Et il sait très-bien par qui la faire parvenir sûrement et promptement à Sa Majesté, qui n’a pas dédaigné quelquefois de lire sa prose manuscrite.

Si Sadite Majesté mal prévenue contre l’ouvrage l’a interprété en le lisant d’une façon défavorable, l’auteur ne désespère pas de réussir à ramener l’opinion d’un jeune roi, à l’amusement duquel cet ouvrage a été singulièrement destiné.

Si Sa Majesté s’en est rapportée, pour proscrire l’ouvrage, à l’opinion d’autrui, sans l’avoir lu, l’auteur se croira bien vengé de l’intrigue qu’on fait jouer contre lui, en expliquant dans sa petite dissertation tout ce qu’il sait de cette légère intrigue avec la citation des endroits qui déplaisent et que les critiques n’osent pas citer ; le tout accompagné des noms, surnoms, qualités desdits critiques : ce qui ne laissera pas que d’être un peu plus gai que le Mariage de Figaro. Le roi saura aussi que M. de Maurepas, l’homme le plus sage, mais le plus aimable de sa cour, connaissait et aimait beaucoup tout ce qui déplaît à nos messieurs dans cette pièce, qu’il se faisait un bonheur d’en entendre une lecture entière, parce qu’il n’en avait lu que les morceaux saillants, et qu’il croyait l’ouvrage très-propre à faire passer au roi et à la reine une soirée fort agréable.

Enfin, l’auteur, en comparant tous les morceaux analogues aux siens, tirés des pièces de théâtre qu’on joue librement depuis un siècle, établira devant Sa Majesté que dans ses critiques légères, qui ne sont point des satires, mais sans lesquelles la comédie n’est qu’un amusement d’enfants, il a été le plus modéré des auteurs dramatiques, puisque ce n’est qu’à travers des flots de gaieté qu’il s’est permis de faire jaillir un peu de morale et de raison, qu’on a bien de la peine à faire avaler autrement aux hommes. Si le roi ne s’est pas rendu le censeur d’une pièce de théâtre, exprès pour affliger l’auteur qui voulait le réjouir, et c’est l’opinion la plus probable : il faut conclure qu’il en est du Mariage de Figaro comme de certain arrêt du conseil surpris pour les comédiens français contre les auteurs dramatiques, et dont un maréchal de France disait toujours : Le roi l’a voulu, le roi l’a ordonné, le roi l’a décidé. Puis il se trouva que c’était le roi Gerbier qui avait composé l’arrêt, et que le roi Louis XVI n’en savait pas un mot. On le refit d’un bout à l’autre.

Or, il y a beaucoup de rois Gerbier en France, qui ont leur intérêt pour faire admettre ou proscrire les ouvrages ; heureusement que le roi Louis XVI est accessible et juste.

C’est donc à lui que l’auteur va s’adresser, en lui demandant la permission de faire une lecture de l’ouvrage devant Leurs Majestés, avec le commentaire.

Et l’auteur se propose de tenir cette conduite singulière, parce qu’étant un homme libre, honnête et ferme, qui ne veut rien tenir de personne,