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l’histoire ne fait pas mention, c’est que le valet de celui qui les porte fait z’autant de chemin que lui sans être botté, quand ils voyagent z’ensemble, s’entend, aussi ai-je fait sept ou huit cents fois le tour du monde depuis quatre ans que, pour m’attacher z’à ce maître, je quittai Nogent-sur-Seine, mon pays natal.

GILLES. Comment, vous êtes de Nogent-sur-Seine, vous ?

ARLEQUIN. Oui, moi ; eh ! qu’y a-t-il donc d’extraordinaire z’à cela ! Est-ce qu’il ne faut pas être de quelque part ?

GILLES. Oui, sans doute ; mais, parbleu, je ne l’aurais jamais deviné z’à la couleur du teint de votre visage.

ARLEQUIN. J’étais t’aussi blanc que vous t’en quittant Nogent, z’et cette couleur me vient d’un coup de soleil ; mais pour faire passer cela j’attends la rosée de mai.

GILLES. Eh ! mais, dites donc, beau brunet, vous avez connu apparemment Gilles Bambinois ?

ARLEQUIN. Belle demande, puisque je suis son neveu.

GILLES. Son neveu, et de cette manière vous êtes le fils de la mère Bridoie ?

ARLEQUIN. Tout juste, et c’est ce qui fait qu’on m’appelle Bridoison.

GILLES, lui sautant au cou. Ah ! ventrebille, je suis bien aise de vous voir, cousin !…

ARLEQUIN’. Comment, cousin !

GILLES. Oui, pardine, nous sommes cousins quand vous ne le voudriez pas, puisque le Gilles Bambinois t’est mon père.

ARLEQUIN, pleurant. Ah ! cher cousin, dites qu’il l’était, car le pauvre homme z’est enterré il y a huit jours z’et j’ai laissé t’avant z’hier votre mère presque t’a l’agonie.

GILLES, pleurant. Mon père mort et ma mère ta l’agonie, in, hi, hi.hi, ha ! ha ! cela me traperce le cœur jusqu’au fin fond des boyaux, mon cher cousin.

ARLEQUIN. Il est vrai, cousin, que cela t’est fort t’affligeant, mais le pis que j’y trouve, c’est votre absence du pays dont z’est fort capable de profiter le cousin… là… comment l’appelez-vous ?

GILLES. Qui, le cousin Riffart ?

ARLEQUIN. Oui, le cousin Biffart et sa grande haquenée de femme, qui ne vaut pas…

GILLES. Mais il n’est pas marié, cousin, vous voulez t’apparemment dire sa sœur, la grand’Michelle ?

ARLEQUIN. Oui, la grande Michelle, ce sont bien les deux plus méchantes nourritures que le diable z’ait jamais faites, t’et vous ne seriez pas le premier z’à qui ils aient z’escroquô des successions ; moi qui vous parle, je sais ce qu’en vaut l’aune, z’et sans eux, hélas ! je ne serais pas réduit à servir comme je fais.

GILLES. Mon cousin, quelle emplâtre mettre z’à cela ?

ARLEQUIN, réfléchissant. Ma foi, la meilleure emplâtre serait votre présence, et, à votre place, je partirais sur-le-champ ; face d’homme fait vertu, et peut-être z’arriveriez-vous t’encore z’assez à temps pour avoir le plaisir de voir rendre l’âme z’à votre pauvre mère.

GILLES. C’est vrai que ce serait z’une grande consolation pour moi, mais je suis obligé d’attendre le retour de monsieur Cassandre, mon maître, qui m’a laissé le gardien de mam’zelle z’isabelle sa fille, z’et de la maison, z’où pour cause je la tiens renfermée par son ordre.

ARLEQUIN. Et son voyage sera-t-il long ?

GILLES. Non, il doit revenir z’après-demain z’au plus tard.

ARLEQUIN. Quoique le terme soit court, votre pauvre mère pourrait fort bien prendre congé de la compagnie si elle ne l’a déjà fait… ; mais z’il me vient z’une idée z’excellente : si z’en faveur du cousinage mon maître vous voulait prêter ses bottes, vous pourriez ce soir, lorsqu’Isabelle serait couchée, donner t’un coup de pied jusqu’au pays, et comme il ne faut que trois enjambées t’et quelque chose pour faire vingt-deux lieues, vous auriez le temps de voir ce qui se passe par vous-même et d’être revenu z’avant le réveil de votre maîtresse.

GILLES. Cela z’est mordié bien trouvé, cousin, mais croyez-vous que votre maître veuille me rendre ce service ?

ARLEQUIN. Je ne réponds t’encore de rien, quoiqu’il ne me refuse guère, mais nous en aurons bientôt le cœur net, car le voici.

SCÈNE XIII LÉANDRE, ARLEQUIN, GILLES.

GILLES. Peste, quel voyageur ! si tout le monde z’avait ces bottes-là, je ne donnerais pas quatre sols de la ferme des Postes.