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ESSAI SUR LE GENRE DRAMATIQUE SÉRIEUX.

ratifier même, il apprendra que tout n’est qu’une horrible fausseté : furieux, il voudra se venger ; ses mesures seront rompues ; il confiera cette vengeance à son fils, l’événement du combat le rendra plus malheureux qu’il n’était. Ainsi, le faisant passer sans cesse de la colère à la douleur, et de la douleur au désespoir, j’aurai rempli à son égard la tâche que je me suis imposée sur tous les personnages.

Madame Murer, fière, despotique, imprudente et croyant avoir tout fait pour assurer le bonheur de sa nièce, éprouvera, par les soupçons d’Eugénie, par l’éloignement obstiné de son frère, et par les discours peu mesurés du capitaine, une contrariété mortifiante pour son orgueil. À peine l’aveu d’Eugénie à son père, et la paix rétablie, auront-ils remis son amour-propre à l’aise, que la certitude d’avoir été jouée la jettera dans une fureur incroyable. Elle combinera sa vengeance et s’en croira certaine ; l’arrivée de son neveu renversera ce nouvel édifice ; enfin, l’état affreux d’Eugénie, les reproches de cette infortunée, et les siens propres, porteront la mort dans son âme ; plus malheureuse encore de les avoir mérités, que de s’en voir accablée !

Sir Charles, frère d’Eugénie, ne paraîtra qu’avec un homme qui vient de lui sauver la vie, et auquel il se flattera d’avoir bientôt d’autres obligations aussi importantes ; dans l’instant il apprendra que cet homme a déshonoré et trahi lâchement sa sœur. L’honneur le forcera tout à la fois d’être ingrat envers son bienfaiteur, de détester celui qu’il allait aimer de toute son âme, et de sauver, contre son intérêt, un monstre qu’il ne peut plus qu’avoir en horreur. Bientôt il voudra s’en venger d’une manière honorable ; le sort des armes trompera son espoir. Il ne sera pas moins à plaindre que les autres : ainsi le trouble général se fortifiant par le concours des troubles particuliers, et l’événement principal devenant de plus en plus affreux pour tout le monde, l’intérêt du drame pourra s’accroître jusqu’à un degré infini.

C’est ainsi que j’ai raisonné mon plan. Une autre cause principale, mais plus cachée, de l’intérêt de ce drame, est l’attention scrupuleuse que j’ai eue d’instruire le spectateur de l’état respectif et des desseins de tous les personnages. Jusqu’à présent les auteurs avaient souvent pris autant de peines pour nous ménager des surprises passagères, que j’en ai mis à faire précisément le contraire. Écrivain de feu, philosophe-poëte, à qui la nature a prodigué la sensibilité, le génie et les lumières, célèbre Diderot, c’est vous qui le premier avez fait une règle dramatique de ce moyen sûr et rapide de remuer l’âme des spectateurs. J’avais osé le prévoir dans mon plan ; mais c’est la lecture de votre immortel ouvrage qui m’a rassuré sur son effet. Je vous ai l’obligation d’en avoir osé faire la base de tout l’intérêt de mon drame. Il pouvait être plus adroitement mis en œuvre ; mais la faiblesse de l’application n’en prouve que mieux l’efficacité du moyen.

En effet, dès qu’on sait qu’Eugénie est enceinte ; qu’elle se croit et n’est pas la femme de Clarendon ; qu’il doit en épouser une autre demain ; que le frère de cette infortunée est à Londres secrètement, et peut arriver d’un moment à l’autre ; que son père ignore tout, et va peut-être l’apprendre à l’instant ; on prévoit qu’une catastrophe affreuse sera le fruit du premier coup de lumière qui éclairera les personnages. Alors le moindre mot qui tend à les tirer de l’ignorance où ils sont les uns à l’égard des autres, jette le spectateur dans un trouble dont il est surpris lui-même. Comme le danger qu’ils ignorent est toujours présent à ses yeux, qu’il espère ou craint longtemps avant eux, il approuve ou blâme leur conduite. Il voudrait avertir celle-ci, arrêter celui-là. J’ai vu des gens sensibles et naïfs, aux représentations de cette pièce, s’écrier, dans les instants où Eugénie abusée, trahie, est en pleine sécurité : Ah ! la pauvre malheureuse ! Dans ceux où le lord élude les questions qu’on lui fait, échappe aux soupçons, et emporte l’estime et l’amour de ceux qu’il trompe, je les ai entendus crier : Va-t’en, scélérat ! La vérité qui presse arrache ces exclamations involontaires, et voilà l’éloge qui plaît à l’auteur et le paye de ses peines. L’on doit surtout remarquer que les morceaux qui ont déchiré l’âme dans cette pièce ne sont ni des phrases plus fortes, ni des choses imprévues ; ils n’offrent que l’expression simple et vraie de la nature à l’instant d’une crise d’autant plus pénible, pour le spectateur, qu’il l’a vue se former lentement sous ses yeux, et par des moyens communs et faibles en apparence. Ceux qui liront Eugénie dans le véritable esprit où ce drame a été composé sentiront souvent que l’auteur a plus réfléchi qu’on ne croit, lorsqu’il a préféré de dire plus en peu de mots, que mieux en beaucoup de paroles. Alors le premier acte, qu’ils avaient peut-être trouvé long et froid, leur paraîtra si nécessaire, qu’il serait impossible de prendre le moindre intérêt aux autres, si l’on n’avait pas vu celui-là. C’est lui qui nous incorpore à cette malheureuse famille, et nous fait prendre, sans nous en apercevoir, un rôle d’ami dans la pièce. Plus il y a de choses fortes ou extraordinaires dans un drame, et plus on doit les racheter par des incidents communs, qui seuls fondent la vérité. (C’est encore M. Diderot qui dit cela.) Que ne dit-il pas, cet homme étonnant ! Tout ce qu’on peut penser de vrai, de philosophique et d’excellent sur l’art dramatique, il l’a renfermé dans le quart d’un in-douze. J’aimerais mieux avoir fait cet ouvrage… Revenons au mien.

Après avoir décidé le caractère et la conduite de chaque personnage, j’ai cherché s’il y avait quelque principe certain pour les faire parler convenablement à leur rôle. Dans un plan bien disposé, le fond des choses à dire est toujours donné par celui des choses à faire ; mais le ton de chacun n’en reste pas moins subordonné au génie et aux lumières de l’auteur, qui peut se tromper, soit en voyant mal ces rapports qu’il a dû combiner, soit en exécutant faiblement ce qu’il a bien préconçu. J’ai dit : Ceux qu’un grand intérêt occupe ne recherchent point leurs phrases, ils sont simples comme la nature ; lorsqu’ils se passionnent, ils peuvent devenir forts, énergiques, mais ils n’ont jamais ce qu’on appelle dans le monde de l’esprit. J’écrirai donc le fond du drame le plus simplement qu’il me sera possible. Le seul Clarendon pourra montrer de l’esprit, c’est-à-dire de l’affectation, quand il voudra tromper ; lorsqu’il sera de bonne foi, il n’aura dans la bouche que les choses naturelles et fortes que je trouverais dans mon cœur si j’étais à sa place.

Aux premiers actes, Eugénie sera noble, tendre et modeste dans ses discours ; ensuite touchante dans la douleur, et presque muette dans le désespoir, comme toutes les âmes extrêmement sensibles. L’excès du malheur lui fera-t-il regarder la mort comme un refuge désirable et certain ; alors son style, aussi exalté que son âme, sera modelé sur sa situation, et un peu plus grand que nature.

Le baron, homme juste et simple dans ses mœurs, en aura constamment la tournure et le style ; mais aussitôt qu’une forte passion l’animera, il jettera feu et flamme, et de ce brasier sortiront des choses vraies, brûlantes et inattendues.

Le ton de madame Murer sera le plus constant de tous. Le fond de son caractère étant de ne douter de rien, la bonté, l’aigreur, la contradiction, la fureur, en un mot tout ce qu’elle dira portera l’empreinte de l’orgueil, qui est toujours aussi confiant et superbe en paroles qu’imprudent et maladroit en actions.

Sir Charles doit être uni, reconnaissant dans sa pre-