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de traiter avec les Anglais, dont les Américains avaient tant à se plaindre, notre refus obstiné les aurait enfin réunis avec l’Angleterre pour tomber sur nous, et nous punir, s’ils avaient pu, d’avoir refusé leur alliance ;

2o Parce que ce traité, le plus modéré de tous, n’est pas exclusif, et n’empêche pas même que l’Angleterre n’en fasse un pareil avec les Américains en faveur de son commerce, le jour qu’elle reconnaîtra les treize États-Unis pour une puissance indépendante.

Voilà, si je ne me trompe, le véritable état des choses. Maintenant vous désirez savoir à quel prix vous pouvez espérer la paix : voici ce que j’en pense ; et, sans être dans le secret de l’administration, j’en connais assez le bon esprit pour croire ne pas me tromper dans mes conjectures :

Si l’Angleterre exige, pour base de la paix, que la France abandonne les intérêts de l’Amérique, je ne connais aucun avantage qui pût balancer dans tous les esprits, en commençant par notre jeune roi, l’horreur d’une pareille lâcheté.

Mais si l’Angleterre, désirant sincèrement la paix, met à part cette condition à jamais inacceptable, je ne crois pas qu’elle rencontre beaucoup d’obstacles sur les autres conditions : car ce n’est ni par ambition, ni par amour de la guerre ou des conquêtes, que nous guerroyons, mais par le juste ressentiment des procédés affreux des Anglais à notre égard.

En deux mots, le traité avec l’Amérique, qui ne portait d’abord que sur un intérêt de convenance, est devenu pour nous une affaire d’honneur au premier chef : respectez ce traité, vous nous trouverez beaucoup plus accommodants que vous n’osez l’espérer.

Que si vous croyez que vos offres puissent recevoir des modifications, n’oubliez pas que l’Espagne s’est rendue en quelque façon médiatrice entre nous ; qu’en cette qualité elle a droit aux égards que sa bonne volonté mérite, et que c’est peut-être la seule voie décente aujourd’hui par laquelle on doive nous faire des ouvertures de paix.

Votre mission, mon cher ami, me paraît donc ou tout à fait impossible, ou d’une extrême facilité : impossible, si les droits des Américains ne sont pas à couvert ; très-facile, si le ministère peut trouver un milieu pour sauver l’honneur de la couronne d’Angleterre, en laissant à l’Amérique la liberté qu’elle a si bien gagnée ; Et surtout si elle nous fait passer des propositions honorables par la cour de Madrid, dont les procédés nous engagent à ne rien écouter ni recevoir que par son canal.

Je crois franchement, mon bon ami, que tout le succès, que toute la politique de votre affaire est renfermée dans cette courte instruction, que je vous consacre de bon cœur,

° Parce que je la crois juste,

■_’" Parce que l’opinion d’un particulier comm moi m— tire pas à conséquence.

Parlez avec cela, pour qu’on ne vous accuse pas de taire iia des choses que je sais aussi éloignées de vos principes que contraires au bien même que vous voulez procurer aux deux puissances. LETTRE XX.

M. LE COMTE DE VERGENNES.

MONSIEUR LE COMTE,

Personne ne sait mieux que vous combien la méchanceté est ingénieuse pour nuire. Je ne vous écris pas pour vous demander justice d’une horreur qu’on me fait, parce que cela est impossible ; mais pour me garantir du mal que celle horreur me ferait, si elle allait jusqu’au roi sans que Sa Majesté lui prévenue, ainsi que M. le comte de Maurepas et vous-même.

À mon arrivée de Bordeaux, j’ai trouvé deux lettres chez moi : elles sont sans signatures ; mais le motif qui les a fait écrire m’ayant paru louable, sans autre examen j’ai repondu sur-le-champ, selon que mon esprit et mon cœur étaient affectés, comme je fais toujours. Un article sur les prisonniers français, que j’ai mis dans le Courrier de l'Europe avant mon départ de Paris, était le premier texte sur lequel l’anonyme avait exercé sa plume : il paraissait indigné contre led Anglais ; il énumérait ensuite nos désavantages, et semblait attendre mon avis pour fixer le sien.

Tout rempli que j’étais des cris odieux que j’ai entendu faire partout, et contre notre marine et contre les ministres, je broche une réponse rapide, et je l’envoie à l’adresse indiquée. Pardonnez, monsieur le comte, et que le roi me pardonne s’il désapprouve ma chaleur et ma vraie lettre, dont je vous adresse une copie littérale, en vous envoyant l’original de celle qui y a donné lieu. Il court aujourd’hui une lettre de moi défigurée, dénaturée, et pleine de libertés cyniques.

Je vois bien qu’on m’a tendu un piége ; je vois qu’on veut encore une fois me nuire en faisant parvenir au roi cette prétendue lettre, comme on l’a déjà fait une fois sur de prétendus propos tenus, disait-on, à ma table.

Le profond mépris que j’ai pour les méchants ne doit pas m’empêcher de me prémunir contre eux. J’ose donc vous supplier de mettre sous les yeux de M. le comte de Maurepas et du roi ma véritable lettre, dont heureusement j’ai gardé minute. Je la certifie véritable, et je défie les méchants d’oser en montrer une différente, armée de ma signature.

Je n’ajoute pas un mot : je connais votre équité, votre bonté. Les clameurs indiscrètes m’indignent ; et je deviens doublement Français, quand je trouve