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est d’être fidèle ; la femme d’honneur est plus : elle est chaste et modeste. L’impartialité dans un magistrat est sa probité ; mais il a de l’honneur s’il chérit la justice pour elle-même, et veut la démêler à travers les brouillards de la chicane. Enfin, la probité du militaire l’oblige à garder son poste, quelque dangereux qu’il soit ; mais c’est l’honneur seul qui peut lui faire aimer ou braver ce danger, par un motif généreux et supérieur à sa conservation.

Il suit de ces distinctions délicates, qu’autant l’honneur est au-dessus de la simple probité, autant le tribunal des maréchaux de France est supérieur en ses fonctions à tous ceux où les intérêts pécuniaires se disputent et se jugent ; c’est le tribunal imposant de l’âme, celui qui fixe l’opinion publique sur l’honneur des particuliers : et quel homme est au-dessus de l’opinion publique ?

Chaque état, chaque ordre de citoyens peut former la juste prétention d’être jugé par ses pairs, sur les points d’intérêts, de convenances ou de préséances humaines. Mais quel ordre osera décliner le tribunal de l’honneur auquel tous sont également soumis, quoique tous n’aient pas l’avantage d’y être également admis ? Et, parmi ceux qui jouissent de cet honorable privilége, quel homme n’a pas le droit de se croire égal et pair de tous les autres sur le point délicat de l’honneur ? L’attention même de nos rois à choisir indistinctement les juges de l’honneur entre les plus braves et célèbres militaires, soit qu’ils tiennent aux premiers rangs de l’illustration des cours, soit que la vaillance, la noblesse et la vertu les aient rendus seuls dignes de cette honorable préférence ; cette attention de nos rois, dis-je, n’est-elle pas la marque distinctive de la sublimité de leurs fonctions, et de la généralité du ressort de ce tribunal auguste ?

À ce tribunal, le fond des choses ne peut jamais être sacrifié à de vaines formalités : l’homme d’honneur outragé doit y trouver un refuge certain, et obtenir la vengeance qu’il s’est refusée à lui-même, quelque biais qu’on prenne pour soustraire le coupable au jugement.

Dans les autres tribunaux, les hommes s’accommodent s’ils veulent aux circonstances, parce que chacun est maître de sacrifier son bien ou de modérer sa cupidité ; au tribunal de l’honneur, il n’est point d’accommodement, parce qu’on ne transige point sur l’honneur : ainsi le juge de l’honneur doit fixer l’opinion publique sur les contendants par un prononcé net et sans nuages, puisque le droit de la justice éclatante lui a été remis au défaut de la justice personnelle et sanglante que la loi proscrit.

J’ose appliquer, messeigneurs, ces principes incontestables à ma position actuelle ; et j’ose me croire plus digne de comparaître à votre auguste tribunal, par la prudente fermeté de ma conduite en toute cette affaire, que par aucun autre titre qui m’ait rendu votre justiciable.

J’allais être jugé par vous, messeigneurs, et rétabli dans le rang honorable d’un citoyen prudent et courageux. Un événement peut-être étranger à mon affaire, un ordre supérieur dont les motifs sont restés enfermés dans le cœur du roi, fait mettre le duc de Chaulnes dans une citadelle.

Je demande donc, par une addition à ma première requête, que, sans avoir égard à la détention de M. le duc de Chaulnes, il vous plaise, messeigneurs, ordonner l’information la plus exacte des faits contenus dans madite requête, me soumettant aux peines les plus rigoureuses, si une seule des choses qui y sont énoncées se trouve seulement hasardée : vous savez bien, messeigneurs, que des faits de cette importance, mais seulement appuyés sur des témoignages humains, se dénaturent, s’altèrent, s’atténuent, par le laps de temps.

C’est à vous, messeigneurs, que j’en appelle ; à vous, dont quelques-uns n’ont pas dédaigné de me demander où j’avais puisé le courage, le sang-froid et la fermeté que j’ai conservés dans l’affreuse journée du jeudi 11 février.

Forcé de solliciter aujourd’hui la justice comme une grâce, je vous supplie, messeigneurs, d’ordonner que l’information soit faite, que tous les témoins soient entendus, que tous les faits soient constatés dans tous les lieux et devant tous les gens désignés en ma requête ; et, mes preuves étant faites, je vous supplie de vouloir bien porter au pied du trône l’humble prière que je fais au roi, d’ordonner que le duc de Chaulnes soit remis en lieu d’où il puisse donner librement ses défenses.

Je demande que mes preuves soient discutées : ce sont des témoins à interroger qui peuvent se disperser. Je demande que les défenses de mon adversaire soient entendues, et le procès porté jusqu’à jugement définitif ; j’attends cette justice du tribunal de l’honneur.

Ce considéré, messeigneurs, il vous plaise admettre le suppliant à faire sa déclaration, et à faire preuve des faits qui seront énoncés ; et en outre arrêter que le roi sera très-humblement supplié de permettre au duc de Chaulnes de faire pareillement sa déclaration, de faire entendre pareillement ses témoins s’il y a lieu, et de fournir telles autres défenses qu’il avisera, en sorte que l’affaire puisse être jugée contradictoirement, comme elle était sur le point de l’être, sans l’événement de sa détention.


LETTRE III.
À NOSSEIGNEURS LES MARÉCHAUX DE FRANCE.
Du For-l’Évêque, à l’instant de ma détention
(26 février 1773).

J’ai l’honneur de vous prévenir que je viens d’être arrêté par ordre du roi, et conduit au For-l’Évêque. J’ignore à quel mal ce nouveau mal peut