Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/74

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
2
ESSAI SUR LE GENRE DRAMATIQUE SÉRIEUX.

qu’il ne convient point du tout à notre nation, chacun sait ce qu’en ont pensé des auteurs célèbres, dont l’opinion fait autorité : ils l’ont proscrit comme un genre également désavoué de Melpomène et de Thalie. Faudra-t-il créer une Muse nouvelle pour présider à ce cothurne trivial, à ce comique échassé ? Tragi-comédie, tragédie bourgeoise, comédie larmoyante, on ne sait quel nom donner à ces productions monstrueuses. Et qu’un chétif auteur ne vienne pas se targuer des suffrages momentanés du public, juste salaire du travail et du talent des comédiens !… Le public !… Qu’est-ce encore que le public ? Lorsque cet être collectif vient à se dissoudre, que les parties s’en dispersent, que reste-t-il pour fondement de l’opinion générale, sinon celle de chaque individu, dont les plus éclairés ont sur les autres une influence naturelle qui les ramène tôt ou tard à leur avis ? D’où l’on voit que c’est au jugement du petit nombre, et non à celui de la multitude, qu’il faut s’en rapporter. »

C’est assez : osons répondre à ce torrent d’objections, que je n’ai affaiblies ni fardées en les rapportant. Commençons par nous rendre notre juge favorable, en défendant ses droits. Quoi qu’en disent les censeurs, le public assemblé n’en est pas moins le seul juge des ouvrages destinés à l’amuser ; tous lui sont également soumis ; et vouloir arrêter les efforts du génie dans la création d’un nouveau genre de spectacle, ou dans l’extension de ceux qu’il connaît déjà, est un attentat contre ses droits, une entreprise contre ses plaisirs. Je conviens qu’une vérité difficile sera plutôt rencontrée, mieux saisie, plus sainement jugée par un petit nombre de personnes éclairées, que par la multitude en rumeur, puisque sans cela cette vérité ne devrait pas être appelée difficile ; mais les objets de goût, de sentiment, de pur effet, en un mot de spectacle, n’étant jamais admis que sur la sensation puissante et subite qu’ils produisent dans tous les spectateurs, doivent-ils être jugés sur les mêmes règles ? Lorsqu’il est moins question de discuter et d’approfondir que de sentir, de s’amuser ou d’être touché, n’est-il pas aussi hasardé de soutenir que le jugement du public ému est faux et mal porté, qu’il le serait de prétendre qu’un genre de spectacle dont toute une nation aurait été vivement affectée, et qui lui plairait généralement, n’aurait pas le degré de bonté convenable à cette nation ? De quel poids seront contre le goût du public les satires de quelques auteurs sur le drame sérieux, surtout lorsque leurs plaisanteries calomnient des ouvrages charmants en ce genre, sortis de leur plume. Outre qu’il faut être conséquent, c’est que l’arme légère et badine du sarcasme n’a jamais décidé d’affaires ; elle est seulement propre à les engager, et tout au plus permise contre ces poltrons d’adversaires qui, retranchés derrière des monceaux d’autorités, refusent de prêter le collet aux raisonneurs en rase campagne. Elle convient encore à nos beaux esprits de société, qui ne font qu’effleurer ce qu’ils jugent, et sont comme les troupes légères ou les enfants perdus de la littérature. Mais ici, par un renversement singulier, les graves auteurs plaisantent, et les gens du monde discutent. J’entends citer partout de grands mots, et mettre en avant, contre le genre sérieux, Aristote, les anciens, les poétiques, l’usage du théâtre, les règles, et surtout les règles, cet éternel lieu commun des critiques, cet épouvantail des esprits ordinaires. En quel genre a-t-on vu les règles produire des chefs-d’œuvre ? N’est-ce pas au contraire les grands exemples qui de tout temps ont servi de base et de fondement à ces règles, dont on fait une entrave au génie en intervertissant l’ordre des choses ? Les hommes eussent-ils jamais avancé dans les arts et les sciences, s’ils avaient servilement respecté les bornes trompeuses que leurs prédécesseurs y avaient prescrites ? Le Nouveau-Monde serait encore dans le néant pour nous, si le hardi navigateur génois n’eût pas foulé aux pieds ce nec plus ultra des colonnes d’Alcide, aussi menteur qu’orgueilleux. Le génie, curieux, impatient, toujours à l’étroit dans le cercle des connaissances acquises, soupçonne quelque chose de plus que ce qu’on sait : agité par le sentiment qui le presse, il se tourmente, entreprend, s’agrandit ; et, rompant enfin la barrière du préjugé, il s’élance au-delà des bornes connues. Il s’égare quelquefois, mais c’est lui seul qui porte au loin dans la nuit du possible le fanal vers lequel on s’empresse de le suivre. Il a fait un pas de géant, et l’art s’est étendu… Arrêtons-nous. Il ne s’agit point ici, de disputer avec feu, mais de discuter froidement. Réduisons donc à des termes simples une question qui n’a jamais été bien posée. Pour la porter au tribunal de la raison, voici comment je l’énoncerais :

Est-il permis d’essayer d’intéresser un peuple au théâtre, et de faire couler ses larmes sur un événement tel, qu’en le supposant véritable et passé sous ses yeux entre des citoyens, il ne manquerait jamais de produire cet effet sur lui ? car tel est l’objet du genre honnête et sérieux. Si quelqu’un est assez barbare, assez classique, pour oser soutenir la négative, il faut lui demander si ce qu’il entend par le mot drame ou pièce de théâtre n’est pas le tableau fidèle des actions des hommes ? Il faut lui lire les romans de Richardson, qui sont de vrais drames, de même que le drame est la conclusion et l’instant le plus intéressant d’un roman quelconque. Il faut lui apprendre, s’il l’ignore, que plusieurs scène de l’Enfant Prodigue, Nanine tout entière, Mélanide, Cénie, le Père de Famille, l’Écossaise, le Philosophe sans le savoir, ont déjà fait connaître de quelles beautés le genre sérieux est susceptible, et nous ont accoutumés à nous plaire à la peinture touchante d’un malheur domestique, d’autant plus puissante sur nos cœurs, qu’il semble nous menacer de plus près : effet qu’on ne peut jamais espérer au même degré, de tous les grands tableaux de la tragédie héroïque.

Avant d’aller plus loin, j’avertis que ce qui me reste à dire est étranger à nos fameux tragiques. Ils auraient également brillé dans toute autre carrière : le génie naît de lui-même, il ne doit rien aux sujets, et s’applique à tous. Je disserte sur le fond des choses, en respectant le mérite des auteurs. Je compare les genres, et ne discute point les talents. Voici donc mon assertion.

Il est de l’essence du genre sérieux d’offrir un intérêt plus pressant, une moralité plus directe que la tragédie héroïque, et plus profonde que la comédie plaisante, toutes choses égales d’ailleurs.

J’entends déjà mille voix s’élever, et crier à l’impie ! mais je demande pour toute grâce qu’on m’écoute avant de prononcer l’anathème. Ces idées sont trop neuves pour n’avoir pas besoin d’être développées.

Dans la tragédie des anciens, une indignation involontaire contre leurs dieux cruels est le sentiment qui me saisit à la vue des maux dont ils permettent qu’une innocente victime soit accablée. Œdipe, Jocaste, Phèdre, Ariane, Philoctèle, Oreste et tant d’autres, m’inspirent moins d’intérêt que de terreur. Êtres dévoués et passifs, aveugles instruments de la colère ou de la fantaisie de ces dieux, je suis effrayé bien plus qu’attendri sur leur sort. Tout est énorme dans ces drames : les passions toujours effrénées, les crimes toujours atroces, y sont aussi loin de la nature qu’inouïs dans nos mœurs ; on n’y marche que parmi des décombres, à travers des flots de sang, sur des monceaux de morts ; et l’on n’arrive à la catastrophe que par l’empoisonnement, l’assassinat, l’inceste ou le parricide. Les larmes qu’on y répand quelquefois sont pénibles, rares, brûlantes ; elles serrent le front long-temps avant de couler. Il faut des efforts incroyables