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ESSAI
SUR
LE GENRE DRAMATIQUE SÉRIEUX

Je n’ai point le mérite d’être auteur ; le temps et les talents m’ont également manqué pour le devenir ; mais il y a environ huit ans que je m’amusai à jeter sur le papier quelques idées sur le drame sérieux ou intermédiaire entre la tragédie héroïque et la comédie plaisante. De plusieurs genres de littérature, sur lesquels j’avais le choix d’essayer mes forces, le moins important peut-être était celui-ci : ce fut par là même qu’il obtint la préférence. J’ai toujours été trop sérieusement occupé pour chercher autre chose qu’un délassement honnête dans les lettres. Neque semper arcum tendit Apollo. Le sujet me plaisait, il m’entraîna ; mais je ne tardai pas à sentir que j’avais tort de vouloir convaincre par le raisonnement dans un genre où il ne faut que persuader par le sentiment. Alors je désirai avec passion de pouvoir substituer l’exemple au précepte : moyen infaillible de faire des prosélytes lorsqu’on réussit, mais qui expose le malheureux qui échoue au double chagrin de manquer son but, et de rester chargé du ridicule d’avoir présumé de ses forces.

Trop échauffé pour être capable de cette dernière réflexion, je composai le drame que je donne aujourd’hui. Miss Fanny, miss Jenny, miss Polly, etc…, charmantes productions ! Eugénie eût gagné sans doute à vous avoir pour modèles ; mais elle était avant que vous eussiez vous-mêmes l’existence, sans laquelle on ne sert de modèle à personne. Je renvoie vos auteurs à la petite nouvelle espagnole du comte de Belflor, dans le Diable boiteux : elle fut la source où j’en puisai l’idée. Le faible parti que j’en ai tiré leur laissera peu de regrets de n’avoir pu m’être bons à quelque chose.

La fabrique du plan, ce travail rapide, qui ne fait que jeter des masses, indiquer des situations, donner l’ébauche aux caractères, marchant avec chaleur, ne vit point ralentir mon courage ; mais lorsqu’il fallut couper le sujet, l’étendre, le mettre en œuvre, ma tête, refroidie par les détails de l’exécution, connut la difficulté, s’effraya de l’entreprise, abandonna drame et dissertation ; et tel qu’un enfant, rebuté des efforts qu’il a faits pour dérober des fruits trop élevés, se dépite, et finit par se consoler en cueillant des fleurs au pied de l’arbre même, une chanson ou des vers à Thémire me firent oublier la peine inutile que j’avais prise.

Peu de temps après, M. Diderot donna son Père de Famille. Le génie de ce poëte, sa manière forte, le ton mâle et vigoureux de son ouvrage, devaient m’arracher le pinceau de la main ; mais la route qu’il venait de frayer avait tant de charmes pour moi, que je consultai moins ma faiblesse que mon goût. Je repris mon drame avec une nouvelle ardeur. J’y mis la dernière main, et je l’ai depuis donné aux comédiens. Ainsi l’enfant que le succès d’un homme rend opiniâtre atteint quelquefois aux fruits qu’il avait désirés. Heureux, en les goûtant, s’il ne les trouve pas remplis d’amertume ! Voilà l’histoire de la pièce.

Maintenant qu’elle est jouée, je vais examiner toutes les clameurs et les censures qu’elle a occasionnées ; mais je ne relèverai que celles qui frappent directement sur le genre dans lequel je me suis plu à travailler, parce que c’est le seul point qui puisse intéresser aujourd’hui le public. Je m’impose à jamais silence sur les personnalités. Jam dolor in morem venit meus (Ovid.). Je laisserai de même sans réponse tout ce qu’on a dit contre l’ouvrage, persuadé que le plus grand honneur qu’on ait pu lui faire, après celui de s’en amuser au théâtre, a été de ne pas le juger indigne de toute critique.

Et que l’on ne croie pas que je me pare ici d’une fausse modestie. Mon sang-froid sur la censure rigoureuse de la première représentation ne partait ni d’indifférence ni d’orgueil ; il fut le fruit de ce raisonnement, qui me parut net et sans réplique. Si la critique est judicieuse, l’ouvrage n’a donc pu l’éviter ; ce n’est point le cas de m’en plaindre, mais celui de le rectifier au gré des censeurs, ou de l’abandonner tout-à-fait. Si quelque animosité secrète échauffe les esprits, j’ai deux motifs de tranquillité pour un. Voudrais-je avoir moins bien fait, au prix de fermer la bouche à l’envie ? et pourrais-je me flatter de la désarmer quand je ferais mieux ?

J’ai vu des gens se fâcher de bonne foi, de voir que le genre dramatique sérieux se faisait des partisans. « Un genre équivoque ! disaient-ils ; on ne sait ce que c’est. Qu’est-ce qu’une pièce dans laquelle il n’y a pas le mot pour rire ? où cinq mortels actes de prose traînante, sans sel comique, sans maximes, sans caractères, nous tiennent suspendus au fil d’un événement romanesque qui n’a souvent pas plus de vraisemblance que de réalité ? N’est-ce pas ouvrir la porte à la licence, et à favoriser la paresse, que de souffrir de tels ouvrages ? La facilité de la prose dégoûtera nos jeunes gens du travail pénible des vers, et notre théâtre retombera bientôt dans la barbarie, d’où nos poëtes ont eu tant de peine à le tirer. Ce n’est pas que quelques-unes de ces pièces ne m’aient attendri, je ne sais comment ; mais c’est qu’il serait affreux qu’un pareil genre prît ; outre