nous sommes ! nous n’aurons pas tous ces fusils, pendant qu’on forge ici des piques, parce que personne, hélas ! ne fait réellement son devoir ; nous ne les aurons pas à temps, pendant que tant de corps se forment !
« Laissons toutes ces doléances ; partez, mon ami ; et si ma présence est utile au départ des armes, que M. de Maulde l’écrive. Je n’examine point les dangers que je puis courir, si cela est utile à mon pays. Oui, je ferai encore le sacrifice de me déplacer, quoique je sois vieux et malade ! Nos tribunaux sont suspendus, et je ne puis faire lever l’opposition de ce Provins pour toucher des fonds à la guerre. Vous ne me dites pas si vous avez reçu la lettre de crédit de vingt mille florins que je vous ai envoyée le surlendemain de votre départ de Paris.
« Bonjour, bonjour.
Je m’étais présenté (mais en vain) chez M. Lebrun, comme chez un ministre instruit, puisqu’en sa qualité de premier commis des affaires étrangères, toute l’affaire des fusils lui avait passé par les mains ! Nul ne la savait mieux que lui.
Je prends le parti le plus sûr, de solliciter par écrit. Je lui adresse un mot pressant.
« 16 août 1792.
« M. de Beaumarchais a l’honneur de saluer M. Lebrun. Il le prie de vouloir bien lui accorder la faveur d’une courte audience, pour conférer avec lui sur une affaire très-pressée et très-importante, que MM. Dumouriez, Chambonas, Dubouchage et Sainte-Croix ont dû terminer l’un après l’autre, et que le mal des événements laisse encore dans l’incertitude et la suspension, malgré le concours et l’avis des trois comités réunis, diplomatique, militaire et des douze. Il ne s’agit pas moins que des soixante mille fusils de Hollande. Il semble en ce pays qu’il y ait un aveuglement incurable sur ce qui se rapporte au bien de la patrie ! Eh ! N’est-il pas temps qu’il finisse ? Beaumarchais attendra les ordres de M. Lebrun. »
M. Lebrun me fait répondre :
« Les scellés apposés sur les papiers de M. de Sainte-Croix n’ayant été levés que d’hier, le ministre des affaires étrangères n’avait pas connaissance de la lettre de M. Beaumarchais (apparemment celle que j’avais écrite à M. de Sainte-Croix en lui envoyant mon mémoire). Il est fort étonné du retard de l’affaire des fusils ; il croyait M. la Hogue parti. Il désire en conférer avec M. Beaumarchais, et le prie de venir le voir demain vers le midi.
Ce 16 août 1792, l’an IVe de la liberté.
Dieu soit loué ! me dis-je. Un homme au fait de cette affaire me dit qu’il est étonné des obstacles (qui ont empêché M. la Hogue de partir) : ce ministre est un bon citoyen qui a connu toutes mes peines, et qui s’y montre fort sensible. Voilà comme il faut des ministres. Il finira l’objet du cautionnement, c’est l’affaire d’une heure entre lui et M. Durvey. Il va pousser mon la Hogue à la mer, et la France aura des fusils : Dieu soit loué ! Dieu soit béni !
Mais, quoique j’eusse été deux fois par jour chez ce ministre (et j’en demeure à près d’une lieue), je ne pus le rejoindre que le 18 après midi.
Il me reçut fort poliment, me répéta ce qu’il m’avait écrit, me dit qu’il allait au conseil régler l’affaire du cautionnement, et faire partir M. de la Hogue au plus tôt ; que je revinsse le lendemain, qu’il m’expédierait promptement.
Satisfait d’avoir rencontré un ministre aussi bienveillant, j’y retournai le lendemain à dix heures ; il était sorti, je m’en revins chez moi. Un courrier, arrivant du Havre, me remit un paquet très-pressant de la Hogue : c’était une réponse à ma lettre du 16 qu’on vient de lire, contenant l’extrait du procès-verbal de la commune du Havre, sur le visa de son passe-port, du 18 août 1792. Le voici :
« Le conseil général, prenant en considération la demande faite par le sieur J.-G. de la Hogue, décoré de la croix de Saint-Louis, chargé d’une commission extraordinaire de l’Assemblée nationale en Hollande, tendante à obtenir un visa sur son passe-port :
« A délibéré, ouï le procureur de la commune, qu’attendu que ledit passe-port est daté du 31 juillet dernier, il sera envoyé à l’Assemblée nationale pour prendre ses ordres sur le parti que doit tenir la municipalité vis-à-vis dudit sieur la Hogue, et que, jusqu’à ce, le paquet dont il est porteur pour M. de Maulde, ministre plénipotentiaire de France à la Haye, restera déposé au secrétariat de la municipalité.
Certifié conforme au registre, etc.
« Signé Taveau. »
Les méchants sont bien bons, me dis-je, de se donner tant de fatigue pour empêcher que les fusils n’arrivent ! que ne laissent-ils aller les événements seulement ? Je défierais au diable de faire marcher aucune affaire en cet affreux temps de désordre, et qu’on nomme de liberté !
Le courrier du Havre m’apprit qu’avant de m’apporter ma lettre il en avait remis une autre, dans l’Assemblée nationale, à M. Christinat, un député du Havre, de la part du maire de cette ville. Je sens à l’instant le danger, pour la chose, qu’elle soit discutée publiquement à l’Assemblée. Certes, pour moi, il y eût eu de l’avantage, cela faisait ma justification ; mais le bien public avant tout.
J’écris à M. Christinat que je ne connaissais nullement) :