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qu’on ne voulait plus de ces armes, et moins encore de le signer, dans l’extrême besoin que l’on avait de mes fusils. — Monsieur, monsieur, répondis-je au ministre, ou vous voulez des armes, ou vous n’en voulez point. Je ne saurais prendre un parti sur les offres que l’on me fait qu’après une décision précise : cette décision, quelle qu’elle soit, je l’attends de votre honnêteté ; mais il me la faut par écrit.

— C’est qu’on craint, dit M. Lajard (en me regardant dans les yeux), que vous ne vouliez en user pour nous monter le prix des armes au taux, avantageux pour vous, des offres qu’on vous fait là-bas.

— Monsieur, lui dis-je avec chaleur, si l’on m’aide de bonne foi à lever l’injuste embargo que les Hollandais nous ont mis (en fournissant le cautionnement que mon vendeur exige avec justice), je donne ma parole d’honneur que dans ce cas nul acheteur n’aura les armes que la France, à qui je les ai destinées, quelque prix qu’on m’en offre ailleurs. Je donne ma parole d’honneur que je n’augmenterai point le prix de mon premier marché, quoique je pusse en avoir à l’instant plus de douze florins en or, au lieu de huit que je tiendrai de vous en assignats. Voulez-vous ma déclaration, pour la montrer aux trois comités réunis ? Je ne demande autre justice que de me trouver délivré de la fâcheuse incertitude qui m’a tant tourmenté depuis trois mois sur l’éventualité du prix des assignats à époque incertaine ; au point que j’ai souvent pensé, en suivant la conduite impolitique, impatriote, injuste des ministres passés, que l’on voulait traîner les choses jusqu’au moment où, l’assignat tombant à une perte excessive, on me ferait offre réelle, en exigeant de moi la livraison subite : et j’en ai vu assez pour m’attendre à ce beau procès. Et tout cela pour n’avoir pas pu gagner sur la timidité de M. de Graves la justice de traiter en florins avec moi, parce que ce n’était point l’usage dans les fiers bureaux de la guerre : mais ils ont cent moyens de se dédommager, quand moi je n’en veux pas un seul.

— Mais qui nous assurera, me dit l’un des ministres, que, fatigué par les obstacles qui retiennent ces armes en Zélande, vous ne les vendrez pas à d’autres, quoique nous ayons vos paroles ? car enfin vous êtes négociant, et ne faites de grandes affaires que pour gagner beaucoup d’argent ?

— J’entends votre objection, monsieur ; elle pourrait être un peu plus obligeante : quoi qu’il en soit, je vais vous délivrer de toute inquiétude à cet égard. Pour vous bien assurer qu’aucune autre offre ne pourra me séduire, faites recevoir à l’instant mon expropriation et la livraison à Tervére, par qui vous jugerez à propos : la chose étant devenue vôtre, vous aurez seuls le droit d’en disposer. Puis-je aller plus loin avec vous ? daignez me l’indiquer, messieurs. Pour purger mon patriotisme des soupçons dont on l’a couvert, il n’est rien, rien à quoi je ne me soumette.

À l’air étonné des ministres, je vis qu’ils étaient prévenus. — Quoi ! monsieur Beaumarchais, vous parlez sérieusement ? Quoi ! si nous vous prenions au mot, vous auriez le courage de ne pas reculer ? — Le courage, messieurs ! c’est de ma pleine volonté que j’en fais l’offre et la déclaration. — Eh bien ! me dit M. Lajard, mettez-nous cela par écrit : nous consulterons sérieusement les trois comités réunis.

Le lendemain 9 juillet, les ministres reçurent de moi le net résumé que voici :

BEAUMARCHAIS.
À MM. LAJARD ET CHAMBONAS, MINISTRES DE LA GUERRE ET DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.


« 9 juillet 1792..
« MESSIEURS,

« Vous le savez, il faut en toute affaire simplifier pour éclaircir. Permettez-moi de rappeler les principes que j’ai posés dans la conférence d’hier, eT que vous parûtes adopter. — Comme négociant, ai-je dit, je n’aurais nul besoin que le gouvernement français se substituât à moi dans l’affaire des fusils de Hollande, si je rompais mon traité avec lui (à Dieu ne plaise !). Et vous avez, messieurs, la preuve dans vos mains que la meilleure et la plus courte façon pour moi de terminer l’affaire à mon grand avantage est certes bien en mon pouvoir, si je veux me borner aux vues commerciales, puisqu’on ne cesse de m’offrir (avec promesse et même avec menace) de me rembourser sur-le-champ, en ducats cordonnés et sous le bénéfice qu’il me conviendra d’imposer, les soixante mille fusils que j’ai achetés en Hollande : votre ambassadeur vous l’écrit.

« Ce n’est donc point comme négociant, ce n’est point comme spéculateur que j’ai traité cette question avec MM. Lajard et Chambonas, mais en patriote français qui veut le bien de son pays avant tout, et le préfère à son propre avantage. Faites-moi la justice de vous en souvenir.

« Je vous ai propose, messieurs, de vous substituer à moi, en recevant la livraison de toutes mes armes à Tervére, la subite déclaration de la guerre ayant apporté un obstacle invincible pour moi à les livrer en France, et le ministère français ayant des moyens qui me manquent de faire lever l’injuste embargo hollandais, et d’amener ces fusils à Dunkerque. Je vous ai fait sentir, messieurs, que votre premier avantage était, en ceci, d’empêcher nos ennemis de s’en emparer par la force, comme on m’en menace aujourd’hui, les Hollandais ne pouvant hasarder de laisser faire contre un gouvernement ce qu’ils protégeront peut-être contre un simple particulier.