Je racontai à M. de la Hogue les mille et une angoisses que j’avais éprouvées, sans avoir avancé d’un pas l’extradition de nos fusils.
— Ah ! me dit-il, je viens, avec bien du regret, vous répéter que c’est partout de même ; qu’il faut tâcher de vous tirer de cette épouvantable affaire. La malveillance est telle en Hollande, comme ici, que votre fortune y passera, devant que vous obteniez l’extradition des armes de Tervére. La France vous dessert, et la Hollande sert l’Autriche : comment voulez-vous, seul, sortir de ce filet ? Je vous apporte la grande requête que j’ai faite pour vous en réponse à une note du ministre de l’empereur, et fait remettre par M. de Maulde au greffier des états de Hollande, et la ridicule réponse qu’on nous a faite au nom de ces états : quand les ministres l’auront lue, ils connaîtront les vrais obstacles qui retiennent la cargaison.
— Mon ami, ils ne lisent rien, ne répondent à rien, ne font rien que d’intriguer dans leur parti, qui n’est point la chose publique. C’est un désordre ici qui fait frémir ! et l’on veut, à travers cela, marcher à une constitution ? Je jure qu’ils ne le veulent pas. Mais qu’est-ce que les états de Hollande ont répondu à la requête ? — Des choses vagues, insignifiantes, fausses. Et tout est bon, pourvu qu’on gagne du temps contre vous. J’apporte leur réponse.
Si vous aviez voulu céder ces armes au plus haut prix, là-bas, vos embarras seraient finis. Votre argent vous serait rentré avec un bénéfice immense ; et le plus grand de tous, c’est qu’on les enlevait en bloc, comme vous les avez achetées, sans triage et sans embarras. M. de Maulde est bien instruit des offres que l’on nous a faites, car rien n’échappe en ce pays à ses vigilantes recherches.
Je sais, lui dis-je, ce qu’il a écrit là-dessus, et le peu qu’on a répondu. J’ai trouvé le moyen ici d’avoir des notices exactes : cela n’est pas à bon marché ; mais, comme c’est pour le bien de l’affaire, il faut que l’affaire porte tout, Car ce n’est plus une entreprise de commerce, c’est une affaire d’honneur et de patriotisme : je vais plus loin, d’obstination. Ils ont juré que les fusils n’arriveraient pas, moi j’ai juré qu’autre puissance que la nation ne les aurait. Mon premier motif est le besoin que nous en avons.
Or voici de nouveaux ministres, nous allons voir comment ils procéderont ; mais, quelque mal qu’ils puissent faire contre l’arrivée des fusils, je les défie de faire pis que ceux qui leur cèdent la place ! Sur ma simple demande, M. Chambonas nous fit dire que, le soir même, M. Lajard et lui nous recevraient chez eux. J’y allai, bien déterminé à montrer à ces deux ministres toute la fermeté qui m’avait attiré la disgrâce de M. Clavière.
J’avais le portefeuille de mes correspondances : j’instruisis fort au long les ministres ; ils nous donnèrent audience complète, et telle qu’aucun prédécesseur ne m’en avait jamais donné. — Enfin, monsieur, me dirent-ils, résumez-vous. Que voulez-vous et que demandez-vous ?
— Je ne demande plus, messieurs, leur dis-je, qu’on m’aide à faire arriver ces fusils, je sens trop qu’on ne le veut pas. Je demande seulement qu’on me dise qu’on n’en a pas besoin ; qu’ils sont trop épineux, trop chers, ou trop embarrassés ; enfin tout ce qu’on voudra ; mais qu’on le dise par écrit, afin que cet écrit fasse ma justification. Je n’ai cessé de le demander aux ministres vos prédécesseurs : non que je voie sans douleur la France privée de ces armes ; mais je sais trop que le fond de ceci est qu’on veut m’abreuver de tant de dégoûts à la fois, que, dépité, je vende les armes en Hollande, afin de crier dans Paris que mon patriotisme était une chimère, et que j’ai créé les obstacles qui ont enfin porté ces armes chez nos ennemis.
Quand vous m’aurez rendu, messieurs, et mes paroles et mes fusils, j’irai à l’Assemblée nationale, j’éléverai l’écrit que vous m’aurez donné, je prendrai l’assemblée à témoin de tout ce que j’ai fait pour nous procurer ce secours ; et si elle dit, comme les autres, ou que la nation n’en veut pas, ou qu’elle n’en a pas besoin, je prendrai conseil de moi-même pour savoir ce que j’en dois faire.
— Nous savons bien ce que vous en ferez, dit en riant un des ministres : vous les vendrez à beaux deniers comptants. M. de Maulde nous écrit qu’on vous en fait des offres magnifiques. — S’il écrit tout, messieurs, il doit vous dire aussi avec quel dédain j’ai refusé ces offres. — Aussi, me dit M. Chambonas, le mande-t-il très-positivement.
— Oui, monsieur, on les fait depuis plus de deux mois. Je n’avais point cherché à m’en faire un mérite ; mais, puisque M. de Maulde l’écrit, elles sont telles, ces offres, que tout autre que moi les aurait dix fois acceptées ; mon argent me serait rentré avec un très-fort bénéfice : mais je suis Français avant tout. Et cependant je ne puis soutenir l’état fâcheux où l’on me tient, qui détruit mon repos, et ma fortune, et ma santé, quand je puis d’un seul mot voir tout cela bien rétabli !
M. Lajard me répondit : Nous ne pouvons, de notre fait, rompre un traité d’armes si nécessaires, au moment où nous en manquons, sans consulter auparavant les trois comités réunis, diplomatique, militaire et des douze ; nous les consulterons, et nous vous donnerons réponse.
Le lendemain, M. Chambonas nous dit qu’il avait entamé l’affaire avec des membres des comités ; que, par les difficultés survenues en Hollande, on regardait assez le traité de M. de Graves comme rompu de fait ; mais qu’on était loin de me dire
citoyens, avec quelle rapidité toutes les infamies se succèdent ! Ne perdez pas de vue que j’ai prêté l’argent qui fit arrêter les faussaires de Hollande : priez Lecointre de vous dire quel service je vous rendis, et portez votre jugement sur l’honnête homme qui me dénonce.