Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/57

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
xlv
VIE DE BEAUMARCHAIS.

foule d’ennuis de toutes sortes pour unique profit. Les tracas les plus obstinés lui vinrent des gens de justice et surtout de ceux du clergé, qui ne cessèrent de lui créer des obstacles pour l’arrivée de ses volumes qui ne pouvaient, en somme, entrer que par fraude. Tant que vécut son protecteur intime, le ministre Maurepas, qui était d’intelligence, les entraves ne furent guère que factices. On fermait la porte d’une main, on la rouvrait de l’autre : « J’ai la preuve, écrivait-il plus tard, que c’est d’accord avec les ministres du roi que j’ai commencé cette grande et ruineuse entreprise[1]. » Mais, quand M. de Maurepas étant mort, on voulut quelque peu rabattre de cette politique de connivence, de ce déplorable système d’administration qui tout bas laisse faire et laisse passer ce qu’il défend tout haut, les mailles se serrèrent davantage. Le Parlement dénonça la souscription, le clergé la proscrivit, et sur ses instances, qui devinrent plus vives, non sans quelque raison, lorsque Beaumarchais osa annoncer en volumes in-12 le Voltaire « à bon marché » qu’il tenait, en réserve, le roi prit enfin le parti d’agir rigoureusement. « Voilà, dit-il, suivant la Correspondance secrète[2], un nouveau tour de Beaumarchais ! et il a fait arrêter la vente des éditions. »

On n’en tint pas grand compte. Le temps était venu où, par un système de constitutionalisrne avant toute constitution, le roi déjà régnait à peine ; l’opinion gouvernait tout. Beaumarchais, qui l’avait pour lui, continua donc de faire à peu près ce qu’il voulut. Son Voltaire passa moins aisément, mais il passa. Où le patronage de l’opinion ne suffisait pas, celui des femmes, et des mieux titrées, qui toutes tenaient pour Voltaire et son éditeur, lui aplanissait la route. « Beaumarchais, lisons-nous dans la Correspondance inédite[3], est trop chaudement protégé par de grandes dames pour craindre aucune censure civile et ecclésiastique. »

Protection malheureusement n’est pas finance, ni patronage argent comptant. Pour remercier de ce qu’on arrivait à les lui faire passer, Beaumarchais prodiguait ses volumes magnifiquement reliés, mais ne se faisait pas un souscripteur nouveau. La persécution d’un gouvernement si faible n’avait pas même été assez vive pour lui servir utilement de réclame ! En fin de compte sa perte dans cette opération fut énorme. Au mois de septembre 1786, elle lui tenait déjà, comme il l’écrit à un ami, « plus de deux millions en dehors » ; et quatre ans après, la moitié en était absolument perdue : « Cette audacieuse entreprise, écrivait-il alors, me coûte plus d’un million de perte en capitaux et intérêts. » En 1791, il dut, pour faire face aux engagements qu’il avait pris avec Panckoucke, vendre une partie des exemplaires en trop grand nombre qu’il n’avait pas placés. Cette vente faite au rabais à un certain Clavelin, libraire de la rue Hautefeuille, qui, malgré leurs conditions, se hâta de revendre presque au même prix dans un encan de l’hôtel Bullion, tua le reste[4]. Beaumarchais eut beau multiplier les annonces, tant pour lui que pour Bossange, son entrepositaire rue des Noyers[5], tout ce reste lui demeura en magasin. Sa grande maison du boulevard Saint-Antoine en était pleine. Quand le peuple l’envahit au mois d’août 1792, c’est à peu près tout ce qu’il y trouva. Il y venait chercher des monceaux de fusils que, disait-on, l’aristocrate Beaumarchais avait entassés pour armer la réaction, et il ne mettait la main que sur cet amas des Œuvres de Voltaire, premières armes de la révolution !

Une opération plus heureuse le dédommagea un peu. Mais par malheur pour lui, et non pour l’affaire, qui, je crois même, n’en réussit que mieux, il n’y était pas aussi complètement seul et maître. Il n’eut qu’une part du succès au lieu de l’avoir tout, et par une sorte de fatalité, ce succès même lui attira encore des ennuis.

  1. Loménie, t. Il, p. 202.
  2. T. XVIII, p. 174.
  3. T. I. p. 367.
  4. Moniteur du 23 et du 25 mars 1791.
  5. Moniteur du 12 septembre 1791. V. aussi une lettre de Beaumarchais à Bossange du 27 vendémiaire an VII, dans le Bulletin du bouquiniste du 15 janvier 1862, p. 35-36.