Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/530

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tice et de votre bonté. Je les implore avec la plus vive confiance ; ma reconnaissance égalera les sentiments respectueux avec lesquels j’ai l’honneur d’être,

« Monsieur,

« Votre, etc.
« Signé F. Kornman, née Faesch. »


À la lecture de cette requête si simple et si touchante, je dis : « Messieurs, je pense comme vous ; ce n’est point là l’ouvrage d’une méchante femme, et le mari qui la tourmente est bien trompé sur elle, ou bien méchant lui-même, s’il n’y a pas ici des choses qu’on ignore. Mais, malgré l’intérêt qu’elle inspire, il serait imprudent de faire des démarches pour elle avant d’être mieux informé. » Alors, dans le désir de me subjuguer tout à fait, un de ses zélés défenseurs, je ne sais plus lequel, me remit un paquet de lettres du mari de cette dame, écrites à l’homme qu’il accusait de l’avoir corrompue. Je passai sur une terrasse, où je les lus avidement. Le sang me montait à la tête. Après les avoir achevées, je rentre et dis avec chaleur : « Vous pouvez disposer de moi, messieurs ; et vous, princesse, me voilà prêt à vous accompagner chez M. Le Noir, à plaider partout vivement la cause d’une infortunée punie pour le crime d’autrui. Disposez entièrement de moi. Je ne connais du mari que le désordre de ses affaires, et je vous apprendrai comment. Je n’ai jamais vu sa malheureuse femme ; mais après ce que je viens de lire, je me croirais aussi lâche que l’auteur de ces lettres, si je ne concourais de tout mon pouvoir à l’action généreuse que vous voulez entreprendre. » Mes amis m’embrassèrent, et j’allai, avec la princesse de Nassau, chez M. Le Noir, où je plaidai longtemps pour notre prisonnière. Je ne crains d’offenser personne en l’appelant ainsi : la nôtre. Ah ! chacun l’avait adoptée ! De là je partis pour Versailles, et n’ai pas eu de bon repos que je n’aie obtenu des ministres que l’infortunée n’accoucherait pas, ne périrait pas dans la maison de force où l’intrigue l’avait jetée.

Pour justifier la chaleur que j’ai mise à toutes les sollicitations, je dois transcrire ici les lettres du mari, comme j’ai transcrit plus haut la requête de la femme. Mon bonheur veut qu’après les avoir employées dans le temps à ouvrir les yeux des ministres sur l’homme qui les avait trompés, elles me soient restées dans les mains, qu’on ne me mes ait pas reprises ! Il est vrai que depuis six ans ce Kornman est dans la boue, et que sa levée de boucliers, aussi lâche qu’injurieuse, était bien loin d’être prévue ! Mais s’il est un seul homme, après avoir lu ces lettres, qui ne dise pas : J’en aurait fait autant que Beaumarchais, je ne pourrai jamais estimer cet homme-là.

Non, ne transcrivons point sèchement ces étranges lettres : soyons courts, mais pas ennuyeux ; opposons-les, date par date, aux narrations du libelle que j’attaque, aux jérémiades hypocrites qui en accompagnent les récits ; déterminons surtout les époques où elles concourent avec les lettres.

C’est vous seul que j’attaque, M. Guillaume Kornman. Vous m’avez, non pas inculpé, mais vous m’avez injurié. Nous avez armé contre moi mille gens assez légers pour prendre parti dans votre affaire, sans penser qu’un homme audacieux peut tout oser impunément aussi longtemps qu’il parle seul. Vous me forcez de me justifier ; je vais le faire sans humeur. N’étant point appelé à défendre votre malheureuse femme de l’accusation d’adultère dont vous la flétrissez ; moins encore à disculper celui que vous nommez son séducteur, c’est vous seul que je vais discuter pour le maintien de mon honneur : il m’importe ici de le faire, avant de dire un mot de moi.

Parcourons donc votre libelle, que vous appelez un mémoire.

Vous convenez (page 6) que votre femme s’est conduite avec vous pendant six ans d’une manière exemplaire, et vous fixez l’époque de ses désordres (pour user un moment de vos termes) à la connaissance que vous lui fîtes faire d’un sieur Daudet de Jossan, en 1779.

M. le baron de Spon, premier président de Colmar, vous avertit, dites-vous (page 6), « que le sieur Daudet était un personnage très-dangereux… qu’aucun principe d’honnêteté publique et particulière n’arrêtait dans l’exécution de ses desseins. » (Bon Kornman, vous voilà prévenu. S’il vous arrive malheur, ce sera bien votre faute !) Et cependant vous le reçûtes chez vous (page 8), et vous lui rendîtes quelques services, en considération de la protection très-publique dont M. le prince de Montbarrey daignait l’honorer. » (Cela est bien généreux, mais en même temps bien imprudent, puisque le changement de conduite de votre femme vous indiquait déjà (page 8) le commencement d’une liaison entre elle et lui.) Insensiblement votre santé s’en altéra (page 8). Vous fûtes à Spa pour la rétablir. Mais, homme attentif, en partant « vous suppliâtes votre épouse d’ouvrir les yeux sur l’abîme qui s’ouvrait sous ses pas. Vous la suppliâtes de ne pas se livrer davantage à un homme sans morale, et qui avait moins une véritable passion pour elle que le besoin de tirer parti pour sa fortune de la complice de ses égarements. »

Cela est très-prudent de votre part. Mais que veut dire une lettre de vous que j’ai dans ce moment sous les yeux ? lettre écrite en arrivant aux eaux à cet homme suspect, dont les liaisons avec votre femme avaient altéré votre santé, contre lequel vous aviez cru devoir la mettre en garde à votre départ : cette lettre rentre si parfaitement dans les idées que vous nous faites prendre de votre éloignement pour lui, que j’en veux donner des fragments.