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VIE DE BEAUMARCHAIS.

débiteur pour dix-huit cent mille ! Le million reçu de Louis XVI, et que les États ne voulaient plus admettre dans leur compte avec lui, mais seulement dans celui qu’ils avaient avec le roi, suffisait, suivant Arthur Lee, pour établir cet écart inouï, cette incroyable différence !

Beaumarchais bondit sous le coup, d’autant plus vivement qu’il apprenait enfin de quoi l’on s’armait pour le lui porter. Il ne nia pas l’existence du reçu, mais il contesta fort et ferme le sens qu’on y voulait trouver. Il refusa formellement de reconnaître que le million qui lui avait été versé au nom du roi en 1776 eut pour destination d’être secrètement donné par ses mains aux États-Unis. Il n’y avait eu là entre le maître et le sujet qu’une affaire, où l’un avançait les fonds, à charge par l’autre d’en rendre compte à son ministre. Voilà ce qu’il soutint pour réfuter les impudences d’Arthur Lee ; et quand le Congrès eut, par pudeur, fait réviser les calculs de celui-ci où la haine avait aligné les chiffres, et la mauvaise foi posé le total, c’est ce qu’il soutint encore au nouveau mandataire des États, M. Alexandre Hamilton, qui, plus honnête, n’hésita pas à reconnaître encore une fois la dette, mais en ne la fixant qu’à deux millions huit cent mille livres, et en exigeant, lui aussi, la preuve que le million de 1776 n’était pas destiné aux États-Unis.

Le reçu même fut cette preuve. Le 21 juin 1794, après tant d’années qu’on en parlait sans l’avoir vu, il fut enfin communiqué au ministre du Congrès en France, par Bouchot, alors notre ministre des affaires étrangères, et il éclaira tout. C’était, comme Beaumarchais ne cessait de le soutenir, une pièce où les États-Unis n’avaient rien à voir, un titre mêlé sans raison à leurs affaires avec lui, puisqu’il ne le rendait comptable qu’envers le gouvernement. N’y avait-il pas écrit en toutes lettres : « J’ai reçu… conformément aux ordres de M. le comte de Vergennes, la somme d’un million dont je lui rendrai compte[1]. »

Il était à Hambourg, où, comme nous verrons, notre république l’obligea de se réfugier, quand la communication en fut faite par Bouchot. Il la saisit avidement au passage, sentant bien que de cette pièce, où le Congrès espérait trouver le plus invincible argument, il tirerait, lui, le meilleur des siens pour un dernier mémoire qu’il préparait.

« Rien, écrit-il dans une lettre aussi peu connue que celle que nous avons citée tout à l’heure[2], rien ne pourra donner plus de prépondérance aux derniers cris que je pousserai dans mon Mémoire politique[3]. C’est moi qui demanderai aux injustes Américains de publier… mon reçu d’un million en 1776, afin qu’on y voie bien que je n’ai donné dans le temps ce reçu d’une somme que le roi ordonnait que l’on ajoutât à mes forces que parce qu’il devint un peu honteux — comme il eut la bonne grâce de l’avouer lui-même — de voir que les seuls étrangers m’aidaient et se fussent associés à moi pour enlever l’Amérique aux Anglais. J’ai donné ce reçu dans la même forme que celui de tous les autres millions que j’ai rassemblés moi tout seul chez mes différents associés. Nous verrons alors publiquement à quels titres mes débiteurs américains prétendent tordre à leur profit, et faire entrer mes récépissés en Europe acquittés ou non acquittés dans leur refus de me payer. Comme si je les avais chargés de faire honneur à mes engagements, quand depuis vingt années ils ont manqué à tous les leurs à mon égard ! »

Rien n’y fit, peines perdues ! Beaumarchais, qui jusque là en avait joué tant d’autres, sans lui-même être joué, si ce n’est un peu par d’Éon, avait trouvé ses maîtres. Il était la première dupe, lui qui en avait fait plus d’une sous la vieille monarchie, des calculateurs retors d’une jeune république. Pour trouver qui pût ainsi le tourner et le retourner, il fal-

  1. Loménie, t. II, p. 100-111.
  2. Catalogue d’autographes du 10 février 1859, p. 11, no 89.
  3. M. de Loménie l’a trouvé dans les papiers de la famille, et en a donné un extrait (t. II, p. 196). Il est daté du 10 avril 1785. La lettre que nous citons est du 15.