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Premier corps : le comte de la blache en chef, six avocats en parlement, un procureur.

Second corps en sous-ordre : un solliciteur étranger, Chatillon ; troupe de clercs, troupe d’huissiers ; troupe de recors, jusqu’à Vincenti le docteur inclusivement, etc., etc., etc.

Voilà ce que j’appelle une légion qui demande et sollicite la lacération et conflagration de mon mémoire.

Ne pouvant parler à tant de monde à la fois, je prends la liberté d’adresser la parole au chef en personne ; que les autres m’écoutent s’ils veulent ; et je dis :

Aussitôt que vous vous fâchez, monsieur le comte, mon devoir est de m’apaiser : non en ce que j’aurai rempli mon but, qui serait de nous mettre en colère (j’ai bien prouvé que c’est malgré moi que je me vois forcé de le faire), mais en ce que je crois fermement que, pour tenir une bonne conduite en cette affaire, je dois prendre en tout point le contre-pied de la vôtre.

Eh ! pourquoi me brûler, monsieur le comte ? Pourquoi mettre le ciel, le roi, la justice, entre nous ? Pourquoi se donner toujours une telle importance, qu’il faille armer toutes les puissances en cette cause, et contre un mémoire qui n’attaque que vous ?

Qu’a de commun, je vous prie, la religion à notre procès ? Quoi ! ne peut-on dire et prouver que le comte de la Blache est un calomniateur, sans que le ciel en soit blessé ? Et quand je ne parviendrais pas à le prouver, qu’est-ce que cela fait à la religion ? Les moyens humains de me punir de cette témérité, si j’ai tort, ne sont-ils pas entre les mains des magistrats ? ce qui suffit bien, sans aller intéresser le ciel et la terre en votre querelle.

Vous avez de l’humeur, je le crois bien : on en aurait à moins, car, malgré la légion que vous commandez ici, je dois convenir avec vous que, pour un maréchal de camp, vous faites en Provence une triste campagne ; et pendant que vos rivaux militaires, attentifs à tant de bruits de guerre, s’empressent à donner à la patrie les nobles témoignages d’un zèle ardent pour son service, j’avoue que la guerre honteuse que vous me faites ici doit avoir quelque chose d’assez humiliant pour votre amour-propre.

Mais à qui la faute ? Est-ce à mon mémoire qu’il faut s’en prendre, et doit-il s’approcher du feu, en expiation de ce que vous vous en éloignez ? Vous conviendrez bien que, si on ne peut plus mal se conduire, en revanche on pourrait un peu mieux raisonner.

Prétendez-vous par hasard que mon mémoire offense la religion, en ce que j’ai puisé dans le poëme de l’île de Pathmos la comparaison latine qui vous rapproche du dragon malfaisant à qui l’Éternel avait donné pour un moment, dans ce poëme apocalyptique, le pouvoir de faire du mal et de transmettre à des bêtes celui d’en dire ? Ce dragon et ces bêtes sont livrés dans cet ouvrage à la malédiction universelle, et il est de fait que même les plus grands saints n’ont jamais cru offenser Dieu dans leurs écrits, en se moquant un peu du diable et de ceux qui tâchent si bien d’en accomplir l’œuvre inique.

Mais, sans aller chercher mes raisons aussi loin, voyez ce qui m’est arrivé dans mon procès Goëzman. Bertrand et Marin avaient puisé, l’un dans le Missel, l’autre dans les Psaumes ; les épigraphes latines des injures imprimées dont ils me régalaient. Moins rigoureux que vous, je n’ai fait que m’en moquer, sans appeler le ciel et la religion au secours de mon ressentiment.

Si c’était bien de ma part les accuser de bêtise, ce n’était pas au moins les taxer d’impiété : aussi la justice d’alors ne crut-elle pas devoir les traiter plus sévèrement que moi ; mais ce qu’il y a de plus mortifiant pour votre proposition, c’est que, bien loin de brûler les mémoires de ces deux pauvres d’esprit, dont j’appelai l’un à ce sujet le sacristain et l’autre l’organiste, et que vous eussiez nommés, vous, profanateurs, ce furent mes mémoires à moi qu’on brûla, quoiqu’ils n’eussent point d’épigraphes latines tirées des Psaumes et de l’Introïbo ; bien est-il vrai qu’on les a débrûlés depuis, ce qui ne fait rien à l’affaire.

Mais quel sens moral doit-on en tirer ? C’est qu’il n’a jamais été défendu, pour imprimer plus fortement aux sots et aux méchants le mépris ou le dédain qu’ils méritent, de leur appliquer un passage quelconque quand il vient si à propos à la plume, et que de pareilles allusions n’ont jamais fait encourir à l’ouvrage de nul orateur la cruelle peine que vous voudriez qu’on infligeât à ma triste oraison.

Que si j’ai rappelé dans un autre endroit cette belle et sublime sentence du Sauveur sur la femme adultère, en la rapportant à l’utilité qu’il y aurait de soumettre les accusateurs à l’examen sévère des tribunaux, j’ai voulu montrer seulement que tel ennemi qui me jette aujourd’hui la première pierre, bien examiné lui-même, au lieu du supplice de la conflagration qu’il veut m’infliger, pourrait bien mériter lui-même celui de la lapidation.

Et comme ce n’est point en plaisantant que j’ai cité ce passage, on peut bien trouver dans ma phrase une juste indignation, mais non pas, comme le dit le comte de la Blache, une profanation criminelle.

Passons au reproche que vous me faites de manquer de respect au roi dans mon mémoire, et voyons qui de nous deux est le coupable, ou de moi qui me soumets avec une confiance respectueuse au tribunal qu’il m’a donné pour me juger, ou de vous qui, lui faisant faire cause commune avec vous, prétendez armer sa sévérité contre ma