Les gens qui remarquent tout ont beau remarquer que des trois ou quatre cents villes du royaume où l’on pouvait me donner ce grand discrédit, on n’a répandu la Facétie d’Éon que dans Aix, où je plaide, et dans quelques lieux circonvoisins, comme Avignon, Marseille et la Ciotat… Encore pour cette petite ville… Oui, en vérité, la Ciotat : car j’ai, dit-on, plus d’un illustre ennemi.
Mais comment veut-on que j’y croie ? et quel rapport le comte de la Blache… ? — Comment ! quel rapport ? Les ennemis de nos ennemis ne sont-ils pas plus d’à moitié nos amis ? Quel rapport ? N’est-ce pas, des deux parts, « une mauvaise tête qui défend un mauvais cœur avec une mauvaise plume ? »
Voilà ce qu’ils disent tous. Moi, je n’en crois rien : d’ailleurs, je ne vois dans cette ingénieuse diatribe que le badinage innocent d’une demoiselle d’esprit, très-bien élevée, qui a le ton excellent, et qui surtout est si reconnaissante de mes services, qu’elle a craint que ma lettre à M. le comte de Vergennes à son sujet, la réponse de ce ministre et mon envoi ne sortissent trop tôt de la mémoire des hommes.
Quant au cartel mâle et guerrier qu’elle m’y adresse, quoique je n’aie pas manqué d’en être effrayé, j’ai si peu oublié qu’elle était du beau sexe, que, malgré ses cinquante ans, ses jure-Dieu, son brûle-gueule et sa perruque, je n’ai pu m’empêcher de lui appliquer à l’instant ces beaux vers de Quinault, mis en belle musique par le chevalier Gluck :
Armide est encor plus aimable
Qu’elle n’est redoutable.
Au reste, je crois tout simplement que les deux ou trois mille exemplaires de la Facétie d’Éon, que l’on a colportés et criés dans toutes les villes du ressort de ce parlement, y sont tombés du ciel, sans que ni M. de la Blache, ni M. Marin, ni personne enfin, y ait contribué. Je ne parlerai donc pas de ce dernier trait, et ne le coucherai point, comme de raison, parmi les ruses du comte de la Blache.
C’est bien assez pour moi de l’avoir suivi dans le dédale affreux de sa politique ; d’avoir développé par quelle suite de ruses et de noirceurs il s’est successivement flatté d’en imposer à tous les tribunaux, et d’y déshonorer un acte fait par deux hommes sensés, dont il avoue n’avoir jamais connu ni les liaisons ni les affaires.
J’ai prouvé, moi, la véracité des unes et la filiation des autres.
J’ai prouvé qu’à la considération publique dont un grand citoyen honora ma jeunesse, il joignit sa tendre amitié.
J’ai prouvé que j’acquittai ce bienfait par le plus grand service qu’il pût recevoir, selon lui.
J’ai prouvé que, reconnaissant à son tour, il me donna sa confiance et déposa dans mon sein ses plus importants secrets.
J’ai prouvé que, touché de son attachement, je l’ai toujours servi depuis avec le zèle ardent d’un fils bien actif, et que, dès cet instant, deux commerces très-distincts n’ont pas cessé de marcher entre nous.
J’ai prouvé que son légataire, inquiet d’une liaison dont il redoutait les suites, a travaillé sous main, pendant dix ans, à la détruire.
J’ai prouvé que, n’ayant pu que la troubler pendant sa vie, il a résolu de s’en venger après sa mort.
J’ai prouvé qu’à son grand déshonneur, il m’a fait un procès bien inique, et m’en a suscité un autre abominable.
J’ai prouvé que tous les compagnons, tous les agents, tous les moyens lui ont semblé bons, pourvu qu’il réussît à me ruiner, à me déshonorer.
Enfin, le fanal au poing, éclairant nos deux conduites, et partout les opposant, j’ai ramené cet adversaire, ou plutôt je l’ai traîné, depuis les premiers moments de sa haine implacable jusqu’à ceux où le parlement d’Aix va couper enfin l’horrible nœud qui depuis dix-huit ans attache un vampire à ma substance.
Quant au fond du procès, comme il ne doit y avoir rien de vague dans les engagements civils qui fixent les propriétés, il ne peut y avoir non plus rien d’incertain dans la loi qui les juge et les gouverne. Un acte est vrai ou il est faux. S’il est faux, passez à l’inscription, prouvez la fraude, et pendez le coupable. Si l’acte est vrai, c’est attenter à l’honneur, la plus chère des propriétés, que d’y souffrir, sans la punir, une infamante discussion très-étrangère à son essence.
Aussi tout acte vrai, qui n’a pas de nullité légale, ne peut-il être, au civil, entamé par rien dans un pays où il n’y a point de nullité de droit : et il est bien juste que cela soit ainsi. La terrible conséquence du principe opposé serait de soumettre à l’arbitraire d’une jurisprudence incertaine et variable, comme le sens des juges, l’adresse des défenseurs ou le crédit des parties ; d’y soumettre, dis-je, les propriétés, les actes sacrés qui les assurent, et qui, étant la base et le soutien de la société, doivent être invariablement jugés par la loi seule et selon la loi.
Ô vous, équitables magistrats dont j’attends l’arrêt avec impatience, en le sollicitant avec respect, je n’ai pas prétendu, par ces récits, augmenter à vos yeux la force et la valeur d’un acte inattaquable, et qu’ils n’ont pas seulement effleuré. Mais j’ai dû tranquilliser vos âmes, en vous montrant que vous avez à justifier, à venger un homme d’honneur outragé, à sanctionner le contrat civil de deux bons citoyens.
Quoique depuis huit ans cet affreux procès, aliment fertile d’une haine infatigable, ait coupé ma