voyé devant un parlement sans mélange, intègre, et composé d’hommes éclairés, je n’avais rien à redouter de la surprise ou de l’abus qu’on tenterait d’y faire de mon absence, je me livrais entièrement à mon ardeur pour des travaux honorables, et je tâchais de mettre en œuvre utilement les grands préceptes de mon maître Duverney, lorsqu’en 1775 j’apprends que son héritier Falcoz, à son tour harassé de ma poursuite, et sentant un peu tard le discrédit dont il s’était couvert ; de plus, vaincu, disait-on, par les larmes d’une jeune épouse, avait enfin formé le dessein de s’accommoder avec moi.
Un de ses amis avait cherché l’un des miens, et l’avait chargé de me faire des propositions. — Il vous trompe, leur dis-je : il me connaît trop bien pour espérer que je me relâche sur un seul des points d’une affaire où mon honneur est engagé : c’est la seule chose sur laquelle on ne transige point. De ma part, je le sais trop par cœur pour en attendre aucune justice volontaire. D’ailleurs, un accommodement est une moyenne entre les extrêmes, et je ne puis me relâcher sur rien. — Il vous tiendra pour homme d’honneur. — C’est mon affaire de l’y contraindre. — Il reconnaît la vérité de l’acte. — Avec quel tire-bourre, messieurs, a-t-on pu lui arracher ce grand mot-là ? — Il vous accorde tout, et ne veut que le secret. — Impossible ! on croirait que j’ai fait un traité avilissant. — Au moins jusqu’à la signature. — Il vous trompe, vous dis-je, et cette ruse est mise en avant pour masquer quelque dessein que je n’ai ni le temps, ni l’intérêt, ni la volonté d’éclairer. — Que vous importe ? est-on compromis pour écouter ? — Non, mais on est indigné d’avoir été dupé. — Vous ne pouvez pas l’être. — Certainement : car je n’en crois rien du tout. Mais puisque vous le voulez, voici mon dernier mot. On mettra les propositions par écrit ; je m’oblige au secret jusqu’à la signature, excepté pour un homme auguste à qui je ne dois rien cacher d’une affaire à laquelle il a pris tant d’intérêt. — Je vous entends. Je vais le proposer.
Le négociateur part, et revient avec le projet de transaction et le sentemenlt de le montrer, mais à l’homme auguste seul ; et moi, disant toujours : Il vous trompe, il vous trompe, je prends le projet, et le porte à l’auguste examen. Il est lu, débattu, discuté, puis enfin adopté. Pardon, monseigneur, j’ai fait perdre une heure à Votre Altesse à lire un plan qui n’aura point d’exécution. — Pourquoi donc ? — L’on marche avec moi trop simplement pour que j’y croie. — Il aura ce tort de plus, s’il vous trompe ; et vous aurez l’honneur, vous, d’avoir pu vaincre un juste, un grand ressentiment.
Je rends l’acte, et j’exige qu’il soit rédigé par Me Mommet, mon notaire ; les conciliateurs le voient, le notaire minute l’acte ; et lorsqu’il est question de signer, j’apprends par eux, non sans un peu de cette gaieté qu’inspire un grand dédain, que mon adversaire est parti pour Aix avec trois mille exemplaires d’un mémoire foudroyant, dont il va d’avance inonder ce nouveau théâtre de nos débats. — Et sur quel prétexte a-t-il rompu, messieurs ? — Sur le portrait de M. Duverney, qu’il ne veut pas avoir l’humiliation de vous donner, parce qu’on se moquerait de lui, dit-il, après ce que vous avez imprimé dans votre mémoire au conseil :
« Il n’est plus cet ami généreux, cet homme d’État, ce philosophe aimable, ce père de la noblesse indigente, le bienfaiteur du comte de la Blache, mon maître ! J’avoue que le plaisir d’avoir reconquis son portrait, mesuré sur sa longue privation, sera l’un des plus vifs que je puisse éprouver. Telle est l’inscription que je veux mettre au bas :
« Portrait de M. Duverney, promis longtemps par lui-même ; exigé par écrit de son vivant : disputé par son légataire après sa mort ; obtenu par sentence des requêtes de l’hôtel ; rayé de mes possessions par jugement d’un autre tribunal ; rendu à mon espoir par arrêt du conseil du roi, et définitivement adjugé par arrêt du parlement d’Aix à son disciple Beaumarchais.
— Hé ! c’est ce qui l’a fait partir ? — Cette nuit même pour la Provence, afin d’y arriver le premier : voilà le mot. — Mais il n’a trompé que vous, messieurs : que Dieu l’y mène en joie ! et bon voyage au seigneur !… En vérité, je ne sais plus quel nom lui donner sur une pareille pantalonade ! Hé ! qu’il parte tranquille ! Ce sont là de ces avantages que je ne lui disputerai jamais ; je vais m’occuper d’autres affaires.
En effet, je partis, après avoir fait mettre au courrier d’Avignon que je suppliais tous les honnêtes gens de ne pas user de son dernier mémoire en Provence comme on en avait fait des autres à Paris, afin qu’on pût juger en temps et lieu si j’y répondrais bien. Or ce mémoire était le grand mémoire dont il vient de répandre hier matin, 15 juin 1778, dans Aix, une autre édition de trois mille exemplaires, en se faisant recommander par ses colporteurs à la bienveillance de tous ceux qui aiment les lectures inintelligibles.
Ce voyage avait deux objets : l’un, que j’ignorais, était de me devancer à Aix pour y écrémer tout le barreau ; que dis-je ? écrémer ! l’absorber en entier, s’il pouvait de façon qu’il ne m’y restât pas un seul avocat à consulter quand j’y paraîtrais. Il n’a pas réussi. L’autre objet, dont j’avais souri d’avance, était de commencer le métier qu’on lui voit faire à la journée dans Aix depuis qu’il y séjourne.
Fidèle à son principe, et sachant bien qu’il en faut toujours revenir à la calomnie, il se donne un tel mouvement dans les sociétés, il s’est tant dé-