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j’étais calme et serein, et je n’aurais pas voulu changer mon sort contre celui de cet ennemi.

Non, la fierté n’est pas un défaut ! ou c’est au moins le plus noble de tous. Pendant que la vanité s’irrite ou rougit sottement de la contradiction qui la démasque ; pendant que l’orgueil, si gourmé dans la fortune, est lâche, abattu dans le malheur, l’âme fière est tranquille, et porte le sentiment de sa dignité jusqu’au sein de l’humiliation même ; elle est fière en ce qu’elle se rend intérieurement la justice qui lui est refusée par les autres. Ôtez à la fierté son dédain et quelque rudesse, elle prend le nom de grandeur d’âme, et la voilà au premier rang des vertus…

Eh ! Dieu ! où vais-je m’égarer ! je suis à mille lieues du comte de la Blache, que j’ai laissé triomphant, et faisant claquer ses pouces de joie de me voir à la fin ruiné, blâmé, expatrié !

Mais quel fut son étonnement lorsqu’il me vit rentrer en France, une requête en chaque main ; et résolu, comme à la mort, de suivre la cassation de deux arrêts, dont l’un m’avait privé de mon état, l’autre de ma fortune ! (Grâce à Dieu, au roi, à la justice, ils ont été depuis cassés tous deux !) Mais alors le fatigué Falcoz eut encore le crève-cœur de rentrer en lice avec l’infatigable Beaumarchais.

Je dis le fatigué Falcoz, parce que la dernière de ses ruses avec l’ami Goëzman commençant à mal tourner, et s’étant vu lui-même un peu houspillé dans la grande mêlée du Palais, il n’y allait plus que d’une aile, et même en voulait si peu revoir, qu’après que je l’eus en vain pressé pendant quinze mois de produire ses défenses au conseil, je me vis forcé d’invoquer l’autorité du chef de la justice pour l’y contraindre.

À la fin donc, avec un gros soupir, il lui fallut songer à s’opposer de son mieux à la cassation que je sollicitais. Alors il fit demander à mon avocat, par le sien, si j’imprimerais encore. Je répondis qu’ayant beaucoup d’autres choses en tête, et mon état présent m’ayant ôté les trois quarts de mon fiel, s’il voulait s’en tenir aux manuscrits, je ne lui imprimerais plus rien.

Imbécile que j’étais ! je dormais sub umbra fœderis, sur la foi du traité, quand tout à coup, à la veille du jugement, mon loyal adversaire, et son clerc Chatillon, inondent le public d’un mémoire, où le mot fripon, délayé dans soixante-douze pages de bêtises, n’en allait pas moins à me diffamer sur le fond de l’affaire, quoiqu’il n’en fût pas question au conseil.

Sa ruse était qu’ayant parlé seul cette fois, il laisserait dans les esprits, en perdant sa cause, au moins cette impression que, si l’arrêt était trop vicieux pour se soutenir au conseil, l’acte du 1er  avril était plus vicieux encore, et que le comte de la Blache avait pourtant raison au fond.

J’obtiens un court délai pour répondre, et j’écris jour et nuit avec une ardeur incroyable. Je n’avais plus que trois jours à filer lorsque je vois arrêter mon mémoire à l’impression, par la plus superfine intrigue de mon adversaire.

Lisez là-dessus l’avertissement et la consultation servant d’exorde à mon mémoire au conseil. Voyez tout ce qu’il m’en coûta, ce que je fis, avec quel excès de travaux, de courage et de fatigue je parvins, au dernier moment, à lever l’embargo secret mis sur mes presses ; comment enfin mon écrit parut, ma cause fut gagnée, et l’arrêt pour le comte Falcoz par le sieur Goëzman annulé, cassé tout d’une voix, les parties renvoyées au parlement de Provence. Alors le désolé général, s’appuyant sur son aide de camp processif, lui dit avec douleur, comme un autre Lusignan : Soutiens-moi, Chatillon, en attendant que nous allions ensemble à Aix (où ils sont tous les deux).

Arrêtons-nous un peu. Je m’essouffle à courir : car sitôt que l’ennemi peut ruser, il est si leste et si bien dans son élément, qu’on perd haleine à suivre sa piste. Arrêtons-nous donc ; et, pour rafraîchir ma tête, écrivons posément mon verset ordinaire, le Gloria de tous mes psaumes, et disons encore une fois avec vérité : Tout ceci doit bien trouver place aux faits et gestes du seigneur ON, intitulés : les Ruses du comte de la Blache.

Je ne sais quel despote avait fait une loi qui déclarait digne de mort toute fille qui, devant épouser le prince, et ayant eu quelque inclination, ne l’avouait pas publiquement (Henri VIII, je crois). Si les tribunaux exigeaient que celui qui se rend accusateur d’un autre sera tenu de déclarer si lui-même n’a jamais fait injure à personne, cette loi, qui n’était qu’une absurdité dans le despote anglais, donnant le droit d’examiner tout accusateur, et se rapprochant de cette belle sentence du Sauveur sur la femme adultère, étoufferait en naissant bien des injustices. De la part du tyran, c’était tourmenter inutilement la pudeur qui se repent et demande à gémir en secret. Dans les tribunaux, cette austérité salutaire arrêterait bien des gens qu’un plus noble frein ne saurait retenir. Et, pour première application d’une loi si belle, je n’aurais pas aujourd’hui l’indigne procès que l’iniquité me suscite !

Revenons au comte de la Blache, dont cette digression ne m’a pas tant écarté que la dernière. Revenons à moi surtout ; et montrons qu’après bien du mouvement, du temps et de l’or employé ; après avoir perdu et recouvré mon état de citoyen, qu’il me fit arracher ; après avoir parcouru un cercle immense et de maux et de biens, me voilà revenu en juin 1778 au point d’où je partis en février 1772, quand j’eus gagné ma cause, avec dépens, aux requêtes de l’hôtel.

Bientôt entraîné dans d’autres pays par d’autres événements, et forcé de perdre un peu de vue mon fidèle adversaire, mais assuré qu’étant ren-