Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/50

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
xxxviii
VIE DE BEAUMARCHAIS.

Une lettre de lui que M. de Loménie, si bien renseigné pourtant sur toute cette affaire, n’a pas connue, et qui date des derniers temps de Beaumarchais, juillet 1798, lorsqu’il en était encore réduit, après vingt ans, à réclamer son dû, explique au mieux comment les représentants de ses débiteurs d’outre-mer, ayant voulu, « entre autres sottises », faire croire en 1778, à leur pays et au notre, « qu’il avait eu l’art d’obtenir un présent très-considérable de ceux qui gouvernaient la France », dont il n’aurait fait ainsi que dépenser l’argent, avaient alors reçu de sa part, sur ce point, le plus victorieux démenti : « Tous les efforts d’Arthur Lee et consorts, dit-il dans cette lettre[1], furent bravement repoussés, éclaircis et détruits par moi à leur honte, à Versailles, ce qui amena l’ordre exprès donné par le roi Louis XVI à son ministre Vergennes de faire déclarer au Congrès américain, par Gérard, notre plénipotentiaire en Amérique, au nom et par ordre du roi : que l’intention par S. M. de faire faire aux Américains aucun présent par moi n’avait jamais existé ; que c’était, de ma part une affaire purement commerciale et libre, à laquelle le ministre n’avait participé qu’en permettant au sieur de Beaumarchais de se pourvoir dans les chantiers, magasins et arsenaux, etc., à titre de remplacement[2]. »

Le Congrès se soumit, s’exécuta, mais comment ? Par un à-compte. Il lui envoya pour deux millions cinq cent quarante-quatre mille francs de lettre de change à trois ans d’échéance, tirées sur Franklin. Ce n’était que la moitié de la dette, qui datait elle-même de plus de trois ans ! Le reste viendrait plus tard, qui sait ? peut-être jamais. Le Congrès semblait espérer que le temps qu’il se donnait lui amènerait quelque prétexte pour ne plus rien payer. Le prétexte survint en effet, à l’occasion d’un compte entre notre Trésor et le Congrès, pour un emprunt de celui-ci que le roi devait garantir, et qui fit remettre au jour tout ce qui financièrement tenait de plus ou moins près, dans les papiers du ministère, à la créance du roi sur le Congrès. Le million, dont Beaumarchais avait donné reçu le 10 juin 1770, reparut alors, et sans que le commis regardât, fut mis au passif des États-Unis, ce qui fit monter leur dette envers le roi de huit millions à neuf millions.

Quelle arme pour le Congrès ! On comprend l’ardeur qu’il mit à la saisir pour combattre à nouveau les allégations de Beaumarchais : puisqu’il avait reçu du roi un million, dont on trouvait enfin la trace, combien d’autres n’avait-il pas dû toucher, qui peut-être, quelque jour, exhiberaient aussi leur récépissé ! Il sembla donc bon au Congrès, sans aller plus loin, sans demander communication du terrible reçu, ce qui aurait pu, comme on verra, en faire mieux connaître la nature, et sans même prévenir Beaumarchais, de couper court désormais à tout remboursement envers lui.

Ce qu’il écrivit dès lors pour activer l’entière liquidation de son compte, qu’avant cet incident un nouvel agent des États-Unis avait remis en question, resta donc sans réponse d’aucune sorte, surtout en argent comptant. Son étonnement fut très-vif, et d’une expression plus vive encore : « Un peuple devenu puissant et souverain, écrivit-il par exemple dans une lettre du 12 juin 1787 au président du Congrès[3], peut bien, dira-t-on, regarder la gratitude comme une vertu de particulier au-dessous de la politique ; mais rien ne dispense un État d’être juste, et surtout de payer ses dettes. » L’attaque porta. Beaumarchais apprit bientôt que son compte avait été repris, mais par qui ? Par Arthur Lee. Le Congrès n’avait pu trouver mieux que cet ennemi intime de Beaumarchais pour lui répondre, il le fit avec la plus hostile effronterie. Ses conclusions furent que Beaumarchais, bien loin d’être encore créancier des États pour les trois millions six cent mille francs qu’il réclamait, était leur

  1. Catalogue des autographes vendus le 16 février 1859, p. 16.
  2. Ces dernières lignes sont textuelles dans la lettre de M. de Vergennes à M. Gérard, du 10 septembre 1718, publiée par M. de Loménie, t. II, p. 181.
  3. Loménie, t. II. p. 192.