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serpents qui vous rongent le cœur, l’avarice et la haine, vous ont seuls mis sur les bras ce redoutable adversaire.

Quoi ! il n’y aura que deux vilaines passions hors de l’enfer ! pendant vingt ans votre cœur s’en sera gorgé ! et vous êtes surpris qu’il en sorte quelque angoisse ! Quand on donne imprudemment asile à de tels hôtes, on mérite au moins d’en être tourmenté. Jugez quand on les encense !

Ce Beaumarchais, que vous ne feignez ici de mépriser que pour masquer la frayeur qu’il vous cause, il ne vous cherchait pas ; et votre sottise est de l’avoir méconnu en vous attaquant à lui ! Mais comme nous sommes loin de compte : pendant que vous êtes assez vain pour croire vous commettre en vous mesurant avec lui, pour ne pas payer quinze mille francs, il a la fierté de gémir de la nécessité de descendre à votre ton pour vous les demander : et si son honneur n’était pour rien dans le procès que vous lui faites, il y a longtemps que le roturier peu riche, humilié de plaider aussi longtemps contre vous pour un objet si méprisable, aurait jeté sa quittance au noble millionnaire, qui l’aurait ramassée.

Ne vous targuez donc plus d’être homme de condition, dans la crainte que les gens qui ne connaissent pas les vertus distinctives de la noblesse ne viennent à la haïr, à la calomnier, en voyant votre conduite avec moi. Contentez-vous de plaider comme légataire et non comme noble : et ne répandez plus sur le premier état des hommes une flétrissure qui n’est pas due à votre naissance, mais à votre caractère.

Je me suis souvent fait cette question : Le comte de la Blache me hait-il parce que je ne veux pas qu’il me ruine ? ou voulait-il me ruiner parce qu’il me haïssait ? Voilà tout mon embarras sur vous. Pour décider la question, il faudrait descendre en votre âme. Eh ! qui l’oserait ? il faudrait y voir quelle passion y domine le plus. L’amour ou la haine : la haine de ma personne, ou l’amour de mon argent. Essayons.

M. Duverney nous a tous deux aimés, l’un austèrement, l’autre avec faiblesse ; moi comme un homme, et vous comme un enfant : il s’est trompé sur l’un de nous deux. Voyons sur lequel il a fait cette grande faute.

Il ne me connaissait pas : j’errais dans le monde, il m’a rencontré. Fixant sur moi son œil attentif, il a cru me trouver du caractère, une certaine capacité, le coup d’œil assez juste, et les idées assez mâles et grandes ; il m’a confié tous ses secrets, ses chagrins et ses affaires. Il m’a plutôt estimé que chéri. Depuis sa mort, éprouvé coup sur coup par tous les genres d’infortunes, jeté dans le grand tourbillon du monde et des affaires, et nageant toujours contre le courant, je ne suis plus assez inconnu pour qu’on ne puisse apercevoir déjà si, dans le trouble ou le travail, dans le bonheur ou l’adversité, j’ai démenti son opinion et déshonoré son jugement.

Plus faible à votre égard, monsieur, après vous avoir enlevé à vos nobles mais pauvres parents, vous avoir adopté comme un fils, avancé de son crédit et soutenu de tout son or dans le service, il a fini par dépouiller pour vous sa famille entière, sous le vain espoir qu’élevé par ses soins du fond de la médiocrité jusqu’à la plus haute fortune et le grade le plus honorable, cet arrière-neveu respecterait sa mémoire, et deviendrait le père et le soutien de cette même famille qu’il vous a sacrifiée ! Grâce à lui, vous voilà maréchal de camp, et je veux croire que vous avez dû l’être, puisqu’en effet vous l’êtes ! Mais comment avez-vous reconnu tant de bienfaits ? Quelle conduite avez-vous tenue envers vos parents et les siens ? J’ai vu son espoir sur vous de son vivant ; je les ai tous entendus depuis sa mort.

Les pauvres, et ceux qu’il comptait doter par vous, regardant comme la juste punition de votre dureté d’avoir en tête ce fier adversaire qui vous a tant fait avaler le poison de votre injustice, m’ont tous écrit pour me supplier de mettre leurs droits sous l’égide du mien en vous faisant connaître.

Les riches, enchantés de votre sottise, ont cru trouver, dans mes fières répliques, la vengeance de toutes les petites noirceurs et continuelles intrigues qui les ont écartés d’un oncle utile, et vous ont mis à leur place au centre de sa succession.

Mais, éloignant de cet écrit ce qui est étranger à la défense de mon honneur, quand j’aurai montré quel homme vous fûtes en tous les points de nos démêlés, j’en aurai dit assez pour qu’on soit en état de juger laquelle de nos deux âmes est la roturière, lequel de nous deux est l’homme petit et vil, enfin lequel a justifié ou démenti l’estime et l’adoption de notre commun bienfaiteur.

Le 9 mars 1770, au plus fort de la discussion des intérêts qui ont fondé l’acte du 1er  avril suivant, j’écrivis à M. Duverney une lettre devenue d’un si grand intérêt par son rapport intime à tout ce que j’ai dit plus haut, et qui jette un si grand jour sur ce qui me reste à dire, que je ne puis m’empécher de la rapporter presque en entier.


« Ce 9 mars 1770.

« J’ai lu fort attentivement, mon bon ami. (J’espère à présent que mon bon ami ne choque plus personne, et que la grande induction qu’on a tirée contre moi de ces expressions familières est dans la fange à l’instant qu’on lit ceci.) J’ai lu fort attentivement, mon bon ami, les corrections que vous avez faites à notre acte sous seing privé. Mais, quelque chose que vous puissiez dire, je ne sortirai pas de société pour les bois. Je vous réitère l’offre que je vous ai déjà faite de vous laisser le tiers en entier pour vous seul (voyez à ce sujet ma lettre du 9 janvier précédent) : et prenez