Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/492

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

puis qu’ON est légataire en possession aucun renseignement sur ces affaires secrètes : ce qui rend nos conclusions bien vigoureuses contre l’acte ; et comme ON nous atteste en outre que si le sieur de Beaumarchais a d’autres écrits de M. Duverney, ON peut dire sans témérité qu’il se gardera bien de jamais les joindre au procès ; ON se flatte, nous nous flattons, et nous estimons que le sieur de Beaumarchais doit perdre avec dépens ledit procès au parlement d’Aix, comme ON sait qu’il l’a perdu à la commission, au rapport du conseiller Goëzman. Eh ! comment pourrait-il ne pas le perdre encore ? Un ancien colonel dragon, nous honorant de ses pouvoirs, n’est-il pas inexpugnable avec de tels moyens, de tels défenseurs ? etc., etc. Et adoraverunt draconem qui dedit potestatem bestiæ…, dicentes : Quis similis draconi et bestiæ ? et quis poterit pugnare cum eis ? (Apoc., cap. xiii, v. 4)

En effet, ne semble-t-il pas, en lisant tout ceci, que cet avocat, frappé de la force irrésistible de l’acte qu’il combat, de la plénitude et du poids de mes preuves, comparées au creux sonore, au vide effrayant des siennes, n’ait fait suivre son redoutable aveu de tous ces on dit pitoyables que pour m’inviter, en m’expliquant de plus en plus, à couvrir mon ennemi d’un opprobre ineffaçable ? Je vous ai compris, soussignés ! et je l’ai fait. Vous venez de voir mes preuves sur la liaison, sur le commerce intime et non interrompu qui fut entre M. Duverney et moi. Tout est prouvé, tout est dit de ma part.

Maintenant, monsieur le comte, ajoutez un mot à tout ce qu’il dit ; et, montant votre turlutaine organisée sur son air accoutumé, répétez-nous encore pour toute raison :

À la vérité je ne sais rien de rien, mais l’acte du 1er  avril est faux ; le contrat viager est faux ; les quittances relatées sont fausses ; le traité de société est faux ; la remise des pièces est fausse ; les lettres à l’appui sont fausses ; le commerce ostensible est faux ; les billets familiers sont faux ; les billets mystérieux sont faux ; son esprit est faux ; ses arguments sont faux ; son cœur est faux ; l’or de sa poche est faux ; ses bijoux, ses diamants sont faux ; tout enfin en lui est faux ; tout est faux, je dis faux, faux, faux. M’entendez-vous ?

— Il est joli votre air, et vous jouez avec goût de la manivelle ! Mais vous vous échauffez ! Savez-vous bien que vous avez là dans le sang une singulière jaunisse ? elle vous fait tout voir du fond de sa couleur. Je crains, monsieur, qu’après vous avoir beaucoup tourmenté, cette maladie ne vous coûte un peu d’argent ! Et vous l’aimez, l’argent ! Prenez garde !

Reposons-nous, lecteur ; et que la marche inégale, les écarts et les tons brisés de ce mémoire ne nous arment pas contre sa solidité ! Soyons de bonne foi : me lirez-vous sans quelque amorce ? Faut-il, parce qu’on a raison, donner des vapeurs à son lecteur, et faire sécher d’ennui les magistrats ? Leur état n’est que trop pénible !

Sans doute il est commode aux avocats de se faire ordonner d’être simples ! Alors un soussigné peut être lourd impunément pour le comte de la Blache : que lui importe ? Mais moi, je ne le dois pas, car il s’agit de moi. J’ai besoin qu’on me lise ; et, forcé par le sujet à devenir long, ce n’est qu’en éveillant l’attention que je puis espérer d’être lu. Mais ce n’est pas le ton ici, c’est le fond qu’il faut juger.

Je connais deux nations rivales, et se disputant à peu près toute la gloire humaine. Chez l’un de ces peuples, j’ai vu les actes les plus fous, les plus extravagants, se faire avec un ton de réflexion et de gravité qui en imposait longtemps au vulgaire ; pendant que l’autre peuple, d’un air inattentif et léger qui ne tenait personne en garde, allait solidement au but, et gagnait en souriant le plus grand procès de l’univers. Chacun met à ce qu’il fait l’empreinte de son caractère.

Si donc vous n’êtes pas trop mécontent de la façon claire et sans faste dont j’ai justifié ma conduite en cette première partie, encore un peu d’ennui, lecteur : il ne vous restera rien à désirer sur celle de mon adversaire, ni sur aucun des points de cet affreux procès, lorsque vous aurez lu ma seconde partie, intitulée : les Ruses du comte de la Blache.


SECONDE PARTIE.
les ruses du comte de la blache.

L’avantage du noble n’est pas d’être juste, c’est le devoir de tous ; mais d’être assez avantageusement placé sur le grand théâtre du monde pour pouvoir s’y montrer généreux et magnanime. Ainsi l’homme de nom qui transporterait la bassesse et l’avidité dans un état dont l’honneur est la base, dans un état qui n’a de défaut que de porter trop loin peut-être les conséquences de ce noble principe, en perdrait bientôt les avantages ; et l’opinion publique, juge le plus rigoureux, le ravalant au-dessous de ceux que le hasard ou la fortune avait mis au-dessous de lui, ne tarderait pas à lui prouver qu’un nom connu n’est qu’un fardeau pour celui qui l’a dégradé par une conduite avilissante.

À quoi tend cet exorde ? dira le comte de la Blache.

— C’est qu’on m’a rendu, monsieur, que vous disiez dans Aix, avec ce dégagement dédaigneux d’un grand homme humilié du plus vil adversaire : « Ne suis-je pas bien malheureux ? il n’y a qu’un Beaumarchais au monde : il faut que le sort me l’adresse ! »

Non, monsieur le comte, non : ce n’est pas le sort qui vous adressa ce Beaumarchais. Les deux