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VIE DE BEAUMARCHAIS.

cargaison dont un chargement de tabac aura pris la place : « Ainsi M. de Maurepas, écrit Beaumarchais, se voit dégagé de sa parole envers ceux à qui il l’a donnée, et moi de la mienne envers lui[1] ! » C’est du Figaro allant en guerre.

Le Fier-Rodrigue n’eut pas besoin de se laisser prendre, il put se battre et le fit bien.

Louis XVI, retenu longtemps par la prudence du vieux Maurepas, mais pressé par ses autres ministres Sartine et Vergennes, et craignant d’ailleurs une réconciliation des Américains et des Anglais, qui les eût amenés ensemble contre la France, se décide enfin, le 13 mars 1778, à signifier à l’Angleterre la reconnaissance des États-Unis, ce qui équivaut à une déclaration de guerre. Le Fier-Rodrigue prendra part aux hostilités. On complète son armement, et il part convoyant dix navires de commerce de la flotte de Beaumarchais. À hauteur de la Grenade, l’amiral d’Estaing, prêt à combattre l’amiral Biron, l’aperçut qui passait au large ; il le fit héler, le mit en ligne au premier rang, et le gain du combat lui fut dû en partie. Mais à quel prix ! son capitaine tué, ses mâts brisés, ses flancs troués, les dix navires qu’il devait défendre dispersés, pris ou perdus !

Beaumarchais ne vit que la victoire : une lettre, que lui écrivit d’Estaing pour le remercier, une chanson qu’il fit sur l’amiral anglais, avec l’air de la vieille ronde : Quand Biron voulut danser, et dont le roi, en passant, le félicita par un sourire[2], le consolèrent de tout. Le ministre, il est vrai, avait promis de l’indemniser, et le fit complètement, mais sans hâte. On lui alloua deux millions, dont il toucha d’abord quatre cent mille francs, et qui furent achevés de payer en 1785, six ans après[3], au moment d’une nouvelle crise pour ses affaires auxquelles ce recours fit encore éviter la banqueroute.

L’Angleterre vaincue s’en prit à lui. Un manifeste que rédigea Gibbon pour son roi, sous le titre de Mémoire justificatif, le visa si directement qu’il voulut, avec son audace ordinaire, intenter un procès au roi d’Angleterre[4] ! Il s’en tint heureusement à son arme ordinaire, la plume. Il publia en décembre 1779 ses Observations sur le Mémoire justificatif de Londres, d’accord avec le ministère qui, dit-on même, le lui avait payé mille écus[5]. Quelques lignes s’y trouvèrent, sur la triste paix de 1763, et sur l’état misérable où elle avait réduit notre marine, qui firent jeter les hauts cris à MM. de Choiseul et Praslin, signataires du traité. Ils demandèrent par deux lettres indignées que les Observations fussent supprimées[6]. On ne supprima que ce qui les avait blessés, et le manifeste patriotique continua son succès.

L’instant vient où Beaumarchais voudra d’autres satisfactions que celles qu’on trouve à travailler pour le patriotisme et l’indépendance. Il a donné aux États-Unis beaucoup de son argent et de celui de ses associés. Il est temps qu’ils arrivent à remboursement. Nous avons vu déjà combien ils s’y hâtaient peu. Les promesses se faisaient attendre, et quand elles venaient enfin, rien ne les suivait. Il en est encore de même à la fin de la guerre. La victoire ne les rend pas plus justes. On veut toujours croire à Philadelphie que l’argent de Beaumarchais n’était que de l’argent du roi. C’est donc au roi seul qu’on tient à en renvoyer toute la reconnaissance, et cela, d’autant plus volontiers que de ce côté reconnaissance n’implique pas remboursement, du moins aussi impérieux, aussi prompt.

Arthur Lee pousse plus que jamais à cette conviction, dont s’accommode au mieux, l’économe Amérique, très-empressée, puisqu’elle est en voie d’indépendance, à se rendre indépendante des services comme du reste.

Notre homme, à qui depuis longtemps rien n’échappe de ces manœuvres, les déjoue.

  1. Loménie, t. II, p. 152.
  2. Correspondance secrète, t. VIII, p. 253, 255.
  3. Loménie, t. II, p. 168.
  4. Correspondance secrète inédite in-8, t. I, p. 293.
  5. Mémoires secrets, t. XIV, p. 310.
  6. Correspondance secrète, t. IX, p. 141-145.