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« Ce 15 juin 1770.

« Un peu de notre style oriental pour égayer la matière. Comment se porte la chère petite ? Il y a longtemps que nous ne nous sommes embrassés. Nous sommes de drôles d’amants ! nous n’osons nous voir, parce que nous avons des parents qui font la mine : mais nous nous aimons toujours. Ah çà, ma petite, je vous ai rendu lettres et portraits ; voudriez-vous bien faire de même ? à la fin je me fâcherai. Autre article : depuis la grande pancarte, cette pancarte qui fait que, de très-enchevêtrés que nous étions, nous ne sommes presque plus rien l’un à l’autre, j’ai eu affaire avec quelques fleuristes qui commencent à me presser pour les fleurs que je leur ai promises. La petite sait bien que, dans l’origine, le mot fleurette signifiait une jolie petite monnaie, et que compter fleurette aux femmes était leur bailler de l’or ; ce qui a tant plu à ce sexe pompant, qu’il a voulu que le mot restât au figuré dans le galant dictionnaire.

« Je voudrais donc que la petite me comptât fleurette sur l’article de la balance de la grande pancarte, et qu’elle m’en composât un beau bouquet : les fleurs jaunes sont d’un usage plus commode. Ces jolies fleurs jaunes à face royale, que nous avons tant fait trotter pour le service de la petite autrefois !… Je ne la taxe pas pour la grosseur du bouquet ; je connais sa galanterie. Mais lundi est le jour de la fête où ce bouquet doit passer aux fleuristes. La petite veut-elle bien dire quand je pourrai envoyer chez elle ? »

J’ai rapporté cette lettre badine en entier, parce qu’à travers le voile et la frivolité de son style, on ne laisse pas d’y reconnaître tous les objets de l’acte sérieux du 1er  avril précédent, et ceux dont les autres billets sont remplis. On y voit que les lettres et portraits rendus, les autres redemandés sont tous les titres remis par moi et ceux promis par M. Duverney ; que la grande pancarte qui fait que de très-enchevêtrés, etc., est l’acte du 1er  avril. Alors, compter fleurette sur l’article de la balance de la grande pancarte, n’a plus besoin d’explication. Ces jolies fleurs jaunes que nous avons tant fait trotter autrefois pour le service de la petite, n’en ont pas besoin non plus. Rien enfin n’est si clair, si sérieux, quoique si badin, que cette lettre.

Elle présente encore à nos juges un aspect plus satisfaisant pour moi : c’est que, ne pouvant évidemment se rapporter qu’aux objets graves et consignés dans l’acte du 1er  avril 1770, elle se reflète à son tour avantageusement sur les lettres étrangères à l’acte que j’ai citées, et forme la preuve la plus forte que le sens littéral de toutes ces lettres badines n’est qu’un masque ou le domino sous lequel deux hommes d’État iraient se concerter mystérieusement au bal de l’Opéra.

— Tout cela va fort bien, monsieur de Beaumarchais. Mais cette lettre et l’induction que vous en tirez ne peuvent avoir de force et de valeur, selon vos expressions mêmes, se refléter avantageusement sur les autres lettres, et les enchaîner toutes aux liaisons qui ont fondé l’acte du 1er  avril, qu’en supposant que la réponse de M. Duverney serait autre chose qu’un rendez-vous tout sec, et qu’il s’y avouerait, par exemple, être la petite à qui vous demandez si librement des fleurs jaunes.

— Très-volontiers, messieurs. Voyons si M. Duverney, blessé de mon ton leste et libre, en a pris un plus sec, plus sévère et plus réprimant, dans sa réponse écrite sur le même papier, de sa main ; la voici mot pour mot :

« Soyez demain à neuf heures du matin chez la petite ; elle vous offrira le bouquet de la fête de lundi. Ce n’est pas sans peine que l’on a rassemblé les fleurs les plus rares dans le moment présent. »

Rapprochons maintenant la lettre et la réponse ; ou plutôt laissons les réflexions. Graves éplucheurs ! si cette pièce vous embarrasse aujourd’hui, vous la parfilerez tout à votre aise : car je la joins aux autres pièces du procès, quoique tout cela soit, comme je l’ai dit, fort inutile au soutien ou au débat de l’acte inexpugnable du 1er  avril 1770. Mais c’est vous qui m’y forcez ; et je ne veux rien vous laisser à désirer.

— Une seule question seulement, monsieur de Beaumarchais, sur ce billet. Fûtes-vous chez la petite le lendemain ? — Non, pas ce jour-là ni les suivants, judicieux questionneur. — Et pourquoi donc ? devant y prendre de l’argent et des papiers : cela n’était-il pas très-intéressant pour vous ? — Certainement, mon cher monsieur ; mais par malheur ce fut le 15 même, à huit heures du soir, que je tombai si dangereusement malade d’une fièvre absorbante, et qui m’a tenu plus de deux mois au lit, tant à la ville qu’à ma maison de Pantin, comme cela est authentique à Paris. L’on sent bien que je ne pouvais donner une pareille commission à personne : c’est ce qui fit que, trois jours après, tourmenté de l’idée que M. Duverney devait être bien surpris de ne m’avoir pas vu, je lui écrivis de mon lit le billet suivant :

« Ce 18 juin 1770.

« M. de Beaumarchais, qui est dans son lit avec une fièvre que l’on qualifie de spasmodique (c’est le terme de M. Tronchin), a l’honneur d’en donner avis à M. Duverney. C’est ce qui l’a empêché d’aller rappeler au souvenir et à la bonté de M. Duverney qu’il doit lui remettre des papiers importants, lesquels, à vrai dire, feraient grand plaisir au pauvre malade. »

Je souffrais : mon ton était simple et grave. Un laquais de ma femme portait ma lettre. Or ce n’était ni le temps de badiner, ni celui d’être sec dans la réponse ; un ton familier même y eût été dé-