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« Lis, ma petite, ce que je t’envoie, et donne-moi ton sentiment là-dessus. Tu sens bien que dans une affaire de cette nature je ne puis rien décider sans toi.

« J’emploie notre style oriental, à cause de la voie par laquelle je te fais parvenir ce bijou de lettre. Dis ton avis ; mais dis vite, car le rôt brûle. Adieu, mon amour. Je t’embrasse comme je t’aime. Je ne te fais pas les amitiés de la Belle : ce qu’elle t’écrit t’en dira assez. »

— Ah ! pour le coup, monsieur de Beaumarchais, vous vous moquez de prétendre qu’une pareille extravagance ait pu jamais être envoyée à M. Duverney ! Vous, jeune homme, « qui ne vous êtes jamais présenté chez lui que comme son redevable et comme son obligé (page 13), » vous le tutoyez, vous l’appelez ma petite ? Allez, vous mériteriez…

Dulciter, soussignés ! Allons doucement, monsieur le comte ! Entendons-nous, messieurs ! Réellement vous êtes encore un peu jeunets, sur les affaires du monde et de la politique.

Sans parler du temps présent, dont je ne dirai mot, et pour cause, qu’eussiez-vous donc pensé de notre bon roi Henri IV et de ses secrétaires d’État Villeroi et Puysieux, qui s’amusaient, comme de grands enfants, à tout défigurer dans le monde, en écrivant à La Boderie, ambassadeur de France à Londres : à se nommer, lui, le roi, le Cordelier ; la reine d’Espagne, l’Asperge ; le roi de Pologne, la Sauterelle ; le landgrave de Hesse, le Chapon ; le royaume de Naples, la Tarte ; les puritains anglais, les Dégoutés ; enfin, le consistoire de Rome, la basse-cour, etc., etc. ? Réellement vous êtes un peu jeunets, soussignés[1].

Mais, avant de gronder le sieur de Beaumarchais, voyez la réponse de M. Duverney sur le même papier, de sa main, et du même style oriental, usant aussi de la douce liberté du tutoiement ; et puis levez la férule après, si vous l’osez, sur le jeune homme d’autrefois : il n’est pas moins follet que celui d’à présent, que vous voulez châtier.

La voici cette réponse, qui certes renfermait un sens bien éloigné de celui qu’elle offre aux soussignés :

« Je ne saurais comprendre comment on a conçu cette idée, dont l’exécution passe mes lumières. Je souhaite que ce soit un bien pour ta maîtresse. Il suffit qu’elle soit de ton avis. Le mien serait déplacé entre amant jaloux et femme bien gardée. Je crois qu’il est difficile de réussir. Je le brûle. »

Ma foi, je veux encore joindre au procès ce drôle de billet, afin que le comte de la Blache ait le plaisir de s’inscrire en faux contre la petite. — Non, monsieur, ce n’est pas contre la petite qu’on s’inscrira, c’est contre votre billet lui-même. — Eh ! pourquoi ? — Parce que celui de M. Duverney ne peut être la réponse au vôtre, écrit sur le même papier : et pour le coup nous vous tenons. — Vous m’effrayez ! — M. Duverney ne finit-il pas son billet par ces mots : Je le brûle ? — Certainement. — Fort bien. Mais s’il a brûlé le vôtre, comment se trouve-t-il ici par accolade au sien ? Vous nous expliquerez cela, si vous pouvez, quand il en sera question : nous vous donnons du temps pour y rêver. — Je n’en veux pas, messieurs. Débiteur aussi net qu’indulgent créancier, je vous dois une explication ; la voici :

Mon billet commence par ces mots : « Lis, ma petite, ce que je t’envoie, et donne-moi ton sentiment là-dessus, » et finit par ceux-ci : « Je ne te fais pas les amitiés de la Belle : ce qu’elle t’écrit t’en dira assez. » Or, ce que M. Duverney brûla, ce fut la lettre de la Belle, dont la mienne était le passeport. Il ne m’écrivit même que pour m’assurer… — Passons, passons, M. de Beaumarchais ! ce n’est pas cela que nous voulions dire : et nous avons tant d’autres preuves !…

— Avant de passer, messieurs, je vous ferai seulement observer que voilà plusieurs réponses de Duverney portant ces mots : brûle-moi, je le brûle, etc. Ceci servira d’éclaircissement, si vous le permettez, au premier article de l’acte du 1er avril, où je m’engage de rendre en mains propres trois papiers importants sous les nos 5, 9 et 62, ou de les brûler, s’ils ne me revenaient qu’après la mort de M. Duverney. Passons maintenant.

Eh bien, graves censeurs ! très-haut, très-puissant et très-désintéressé légataire ! que dites-vous de tout ceci ? Malheureusement, dans un homme du caractère de M. Duverney, vous êtes forcés d’avouer qu’il faut au moins respecter ce qu’on ne peut comprendre : car d’aller s’attacher au sens littéral, en vérité, vous seriez beaucoup plus indécents que vous ne m’avez reproché de l’être ! Or, comme la question d’aujourd’hui n’est pas d’expliquer ce que voulaient dire tous ces chiffres, ces hiéroglyphes, mais seulement de constater, de bien prouver qu’il y avait deux commerces entre M. Duverney et Beaumarchais : l’un public, ostensible et simple, et tel que la différence des âges et des états le comportait ; et l’autre, non-seulement bien familier et sans façon, mais d’autant plus mystérieux et badin que l’objet en était plus grave, et la perte des billets plus dangereuse : ne pensez-vous pas, comme moi, que j’ai porté la preuve de ce fait aussi loin qu’elle peut aller ?

J’ai d’autres billets encore, entendez-vous ? J’en ai encore ; mais en voilà bien assez pour montrer combien peu sensée, peu réfléchie, est la consultation des soussignés, et combien plus audacieuse et sans vergogne est l’âme de celui qui me force à me laver ainsi de ses calomnies, quoique tous ces

  1. Vid. Lettres de Henri IV et de MM. de Villeroi et de Puysieux à M. Antoine Lefèvre de la Boderie, ambassadeur de France en Angleterre depuis 1606 jusqu’en 1611 ; in-8o, édition d’Amsterdam, 1733.