Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/481

Cette page n’a pas encore été corrigée

crédité… grave par caractère, et accoutumé par la plus longue expérience à l’observation de la différence des procédés… et un homme de beaucoup d’esprit, jeune… sollicitant un vieillard vénérable… et se renfermant par devoir et par intérêt dans le respect qu’il lui devait ? »

— Hélas ! oui, messieurs, il existait un pareil commerce entre ces deux hommes ; et cela parce que l’honorable estime de l’un ne se mesurait pas sur la jeunesse de l’autre, et parce que le vénérable vieillard pensait qu’on devait accorder sa considération et sa confiance, non propter barbam, sed propter… le mot qu’il vous plaira.

Mais qu’est-ce que tout cela fait ? n’avez-vous pas la ressource de vous inscrire en faux contre l’acte du 1er  avril, contre les lettres qui s’y rapportent, contre celles qui ne s’y rapportent pas ; contre les lettres ostensibles, le commerce familier et les billets mystérieux dont je vais vous parler ? Quelque douloureux que cela soit, il faudra pourtant bien tout payer, ou finir par là.

Je sais ce qui vous retient, monsieur le comte : vous trouvez l’homme un peu cher à pendre, et votre indécision n’est ici qu’un débat entre la haine et l’avarice : car sans cela… mais c’est où je vous désire depuis un siècle, pour vous offrir la petite leçon de prudence et d’honnêteté dont vous avez si grand besoin. En attendant, joignons au sac, et surtout avançons.

Voici un autre billet plus mystérieux, quoique moins important, mais dont le voile est assez léger pour que l’œil de lynx du comte de la Blache, ou la double vue des soussignés, perce au travers et devine qu’il s’agissait ici d’or et d’argent. J’écrivais à M. Duverney, mais sans monsieur ni vedette, sans respect, sans signature, et même sans date :

« Il dit qu’il ne croit pas que les vins arrivent, et vous prie de vous arranger là-dessus ; ils ont « eu une grande conférence avant-hier à votre sujet. Il me paraît que tout est bien suivant vos désirs ; mais ces vins les inquiètent, et, sans les vins, il n’y aurait rien à faire : car tout ce monde est diablement altéré. Le mot de la demande est, dans le cas où les vins n’arriveraient pas, si vous y suppléerez. Je n’ai pas pu répondre, parce que cela dépend de vos forces actuelles et du degré d’intérêt que vous mettez à la réussite. Il est nécessaire que vous vous voyiez. »

— Et qu’est-ce que M. Duverney répondit à cet amphigouri de vins ? nous dit dédaigneusement le comte de la Blache en relevant un peu les narines et se balançant sur son siége : ON est assez curieux de le voir. — Il a répondu, monsieur le comte, sur le même papier, de sa main, une chose fort claire pour moi, quoique assez obscure pour tout autre. La voici :

« Que les vins arrivent ou n’arrivent pas, cela paraît égal : on en trouvera toujours au besoin, soit du bourgogne ou du Champagne : il faut attendre encore la réponse. »

— Quoi ! de son écriture ? — Vous pouvez en juger : je produis la pièce. — Répondu sur le même papier ? — Avec l’empreinte de son cachet et du mien, en signe que le billet est rentré comme il était sorti. — Cela est bien étrange ! dit le comte de la Blache en se levant brusquement. — Cela est ainsi, dit le sieur de Beaumarchais en s’asseyant tranquillement. Mais laissons ce vin, et tirons-en d’une autre futaille ; celui-ci aura quelque chose de plus piquant encore. C’est moi qui parle dans cette lettre, en prévenant toujours le lecteur qu’il doit regarder comme un chiffre tout ce qui devient inintelligible et sort du langage ordinaire.

Mais avant que d’aller plus loin, j’observe que ce qui caractérise encore mieux le commerce libre et dégagé que nous avions ensemble est la remarque suivante, que je prie le lecteur de vérifier après moi. C’est que le répondant, entre nous deux, prenait toujours le style de celui qui écrivait le premier, afin que, la même figure étant continuée, la réponse offrît un sens clair à celui qui devait la recevoir.

Ainsi, lorsque M. Duverney m’écrivait, si pour mieux envelopper ses idées il déguisait son style et sa main sous le voile d’une femme écrivant à son ami, cette espèce de chiffre ou d’hiéroglyphe, si clair pour moi, devenait tellement obscur pour tout autre, que, lorsque j’avais répondu sur le même papier, d’un style analogue au sien, en supposant le commissionnaire infidèle ou négligent, il était impossible à tout autre qu’à nous de deviner de quoi il s’agissait. Et c’est, messieurs, par de tels moyens, avec des commerces ainsi déguisés, que les politiques de tous les temps ont voilé les secrets de leurs correspondances intimes aux curieux, aux espions, aux ennemis, et même aux légataires universels.

De ces lettres écrites en premier par M. Duverney, et répondues par moi sur le même papier, on sent bien que je n’en ai point, et le fait que j’expose en donne la raison : elles étaient répondues sur le même papier. Mais si par hasard, après une conflagration crue générale, j’ai retrouvé quelques fragments ou quelques-unes de celles que je lui écrivais et auxquelles il répondait de sa main, sur le même papier et dans notre style oriental (comme nous l’appelions), n’est-il pas évident qu’il en résultera la même preuve en faveur du commerce particulier qui m’est contesté si bêtement ? Ainsi, malgré l’opposition du comte de la Blache et la consultation des soussignés, mon observation subsiste (comme dit Dacier).

J’envoyais à M. Duverney une petite lettre d’une grande importance ; il fallait réponse aussitôt ; je m’enveloppais plus qu’à l’ordinaire en écrivant, parce que l’occasion était infiniment grave. Je lui écrivais donc :