pour vingt-cinq mille hommes, qu’il fait parvenir à destination, dans son navire L’Amphitrite, et deux autres, avec des frais considérables et les plus grands risques, tant les flottilles anglaises font bonne garde, donne aux Américains la preuve évidente qu’il agit surtout avec ses ressources, les sommes qu’il tient du roi se trouvant singulièrement débordées par ces énormes dépenses ; ils ne lui expédient rien en échange, ou, ce qui lui cause le même préjudice, le peu qu’ils envoient est retenu par Arthur Lee, ou par le faux bonhomme Franklin, son compère. Lee répète partout de plus belle que Beaumarchais n’est pas un négociant, mais un agent politique de la cour, et ses amis d’Amérique le croient d’autant mieux, qu’ils peuvent ainsi prendre tout sans rendre rien.
Le pire pour Beaumarchais, mis ainsi aux abois dans son entreprise, et presque à la veille de fermer ses bureaux de l’hôtel de Hollande, dans la rue Vieille-du-Temple, où le traquent les dangers d’une banqueroute imminente, c’est qu’on croit à ce que raconte Arthur Lee, non-seulement en Amérique, mais à Paris : « Ce garçon-major de M. Franklin, dit-on partout de lui, a reçu de très-grosses sommes[1] ; … rien qu’avec l’Amphitrite il a gagné plus d’un million[2]. » La vérité est que l’Amphitrite ne lui a rapporté, à son retour d’Amérique, qu’un faible chargement d’indigo et de riz, aussitôt accaparé par Franklin, qui ne le restitue qu’à grand’peine ; et qu’en juillet 1777 il est obligé d’avouer à ses associés un déficit de plus de trois millions, dont une nouvelle avance du ministre, un million soixante-quatorze mille francs, comble heureusement une partie.
Il n’en perd pas son ardeur. Sa joie des triomphes américains ne s’atténue point par les ennuis que lui cause la mauvaise foi américaine : « Malgré tous ces désagréments, écrit-il le 20 décembre à Francy, son agent à New-York, les nouvelles d’Amérique me ravissent. » Un jour il apprend qu’un des officiers expédiés par lui là-bas, le baron de Steuben, s’y distingue fort, et qu’il est même devenu inspecteur général de toutes les troupes insurgentes : « Bravo, écrit-il encore à Francy, dites-lui que sa gloire est l’intérêt de mon argent, et que je ne doute pas qu’à ce titre il ne me paye avec usure. »
Il sait aussi que Lafayette est à Philadelphie la proie des usuriers, et que Francy a dû lui faire un prêt important ; il l’approuve : « Brave jeune homme qu’il est ! c’est me servir que d’obliger un officier de ce caractère. »
Six mois après qu’il a été en danger de banqueroute, ses affaires s’étant un peu remises, il tente un grand coup. D’un vieux vaisseau, l’Hippopotame, qu’il a acquis de l’État, il a fait à force de réparations un vaisseau presque neuf, avec le nouveau nom de Fier-Rodrigue, emprunté à sa maison de commerce. Il lui donne un brave officier, M. de Montaut, pour capitaine, il l’arme de soixante-six canons de bronze et de trente-trois petites pièces d’artillerie, et il va le lancer vers l’Amérique, en dépit des Anglais, avec un chargement d’effets d’habillement et de couverture, quand M. de Maurepas lui fait défendre d’en disposer pour les insurgents. C’est, un ordre du roi, à qui il a promis de le lui transmettre, et qui semble y tenir beaucoup, la France ne s’étant pas encore ouvertement déclarée contre l’Angleterre, dont, on le conçoit, la défiance augmente. Beaumarchais promet à son tour, mais tout aussitôt songe à éluder la promesse avec une de ces ruses qui, en tout et toujours, ne lui seront que trop une ressource. Le vaisseau ne partira pas pour New-York, mais pour notre colonie de Saint-Domingue, avec son chargement et sept ou huit cents hommes de milice. À la hauteur de l’île, deux corsaires américains envoyés par le Congrès, qu’il aura mis du complot, se présenteront et prendront le Fier-Rodrigue. Protestation du capitaine, restitution par le Congrès ! mais, pendant ce temps, on aura mis à terre la