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en plaidant ne détruirait pas l’évidence, elle inspire au moins le dégoût ; et où il n’y a plus d’intérêt, la persuasion devient sans force, et la conviction purement fatigante.

Me traîner ainsi d’un tribunal à l’autre était donc me faire à la fois tous les maux : c’était éloigner mes amis par la diminution de leur confiance, armer mes ennemis par l’encouragement de leurs imputations.

Mais n’abusons point des moments qu’on m’accorde : n’étant ni le parent ni l’ami du comte de la Blache, je ne suis pas obligé de prendre à lui le grand intérêt de le faire rentrer en lui-même et rougir publiquement de sa conduite à mon égard ; il me suffit d’avoir prouvé mon droit sous toutes les formes, d’avoir gagné ce procès en première instance, et d’avoir obtenu la cassation du jugement qui me le fit perdre sur appel, au rapport du sieur Goëzman. Acharnés contre moi, ces deux ennemis s’écrivaient, se voyaient en secret, se concertaient, et ma perte était le lien de cette horrible union. Celui-ci se chargeait de me dénigrer dans le public, et celui-là, de me faire condamner à son tribunal.

Grâce à cet odieux complot, messieurs, j’ai vu l’injustice enfanter l’injustice, et les mêmes juges me blâmer au criminel après m’avoir ôté mes biens au civil. J’ai vu les deux plus cruels jugements se succéder sans intervalle, empoisonner cinq ans de ma vie, et me forcer de vous demander, en suppliant, le retour à mon état de citoyen, que je n’ai jamais dû perdre. Enfin, j’ai vu lacérer et brûler, par la main d’un bourreau, mes défenses légitimes, comme des écrits infâmes ou séditieux.

Mais je ne devais pas, dit-on, publier le secret des procédures, et mettre au jour mes interrogatoires. Quel indigne motif de réprobation ! Dans un procès où l’honneur est engagé, messieurs, peut-on trop manifester les défenses et les motifs du jugement ? L’honneur n’est-il pas un bien par lequel on est soumis même au jugement de ceux qui n’ont point d’honneur ? Eh ! quel homme peut supporter le mépris, fût-ce de ceux qu’il mésestime ? Il ne faut donc pas que la plus légère réticence puisse entraîner les conjectures générales au delà des faits positifs et connus. Et n’est-ce pas surtout le cas où le jugement des magistrats peut être justement détruit ou confirmé par celui de la nation ? J’en ai fait, messieurs, une trop douce expérience, pour ne pas me féliciter d’en avoir adopté le principe.

Je leur disais : N’enfermez pas sous le boisseau le fanal de la justice, et l’on ne sera pas obligé d’en éclairer la voie par d’autres moyens ; donnez la publicité nécessaire à vos terribles procédures, et elles n’auront pas besoin de publication dans des factums.

Qu’ai-je enfin imprimé dans ces mémoires tant reprochés ? si je me suis permis d’y verser le ridicule sur quelques ennemis, l’opprobre sur quelques autres, et le discrédit sur tous, n’étais-je pas attaqué par leurs clameurs sur les points les plus délicats de mon existence ? Le livre de ma vie intacte était ouvert devant la nation ; n’ont-ils pas tout osé pour en déshonorer un fragment ? Il a bien fallu me défendre ! Mais quelle partie de mes écrits a donc pu blesser ces redoutables juges ? N’y ai-je pas accompli partout la loi de ce beau serment de la justice anglaise, en disant à chaque page la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ? N’y ai-je pas fait sans cesse la distinction du bon au mauvais magistrat, et toujours l’éloge du premier ?

Oui, messieurs, je le répète avec joie, les bons magistrats sont les hommes les plus respectables de la société : non-seulement en ce qu’ils sont justes, tous les hommes doivent l’être ; non en ce qu’ils sont éclairés, la lumière en ce siècle étincelle à nos yeux de toutes parts ; non en ce qu’ils sont puissants, c’est la loi seule qui est puissante en eux. Mais leur état est le plus honorable de tous, en ce qu’il est visiblement laborieux, très-pénible, utile à tous, d’une importance extrême, et ne conduit aucun d’eux à la fortune : aussi le peuple, dont l’instinct naïf est quelquefois si sûr ; le peuple, qui est jaloux des grands, redoute les guerriers, abhorre les gens riches et fuit la morgue des savants ; le peuple aime et respecte ses magistrats. Je n’ai jamais dit autre chose, messieurs, dans ces mémoires lacérés publiquement et traités comme des incendiaires. Par quel sentiment obscur, intérieur, quelques-uns des juges d’alors se firent-ils donc la triste application du mal en rapportant le bien aux magistrats exilés ?

Détournons nos yeux du passé. Rendez-moi mon état de citoyen, messieurs. Alors je croirai m’éveiller et sortir d’un rêve affreux où, pensant errer péniblement dans la nuit, je fus longtemps poursuivi par des fantômes.

Alors je rendrai gloire à l’auguste monarque qui rappela nos magistrats à leurs fonctions, et qui m’envoie à vous aujourd’hui, par des lettres patentes d’autant plus honorables, que c’est au sein d’une nouvelle infortune que je les ai obtenues de son généreux cœur.

Alors j’oublierai tout, jusqu’à l’existence éphémère de ceux qui m’ont condamné. J’oublierai que dans ce Palais, le Palais par excellence, puisque la loi seule y doit régner, une jurisprudence obscure et barbare, usurpant son sceptre, a soumis pendant quelque temps cent malheureux et moi à des jugements arbitraires.

J’oublierai que, forcé d’emprunter l’or de mes amis pour payer des audiences qu’il m’était indispensable d’obtenir, dans ce même sanctuaire où je respire aujourd’hui, je me suis vu foulé comme un vil corrupteur, poursuivi extraordinairement, et conduit jusqu’au blâme pour un crime imaginaire.