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obligeamment de n’être pas venu prendre un logement dans la maison de ma sœur ; je voulais même l’y conduire à l’instant. Il me serra les mains avec reconnaissance, et m’objecta que, venant de prendre médecine, il ne s’exposerait pas à sortir de chez lui, cet usage étant celui de tous les Espagnols.

Le lendemain il refusa, sous le même prétexte, mes offres réitérées de venir chez ma sœur. Alors nos amis commencèrent à secouer la tête, à concevoir des soupçons ; mais ils me paraissaient encore plus absurdes que malhonnêtes. À quoi bon des feintes avec moi ? Le contrat était fait ; il ne put être signé de plusieurs jours, à cause de ces impatientantes purgeries. En Espagne, me disait-on, tout acte est nul lorsqu’il se trouve daté du jour qu’un des contractants a pris médecine : chaque pays, chaque usage.

Ma sœur tremblait de nouveau ; c’était par de semblables délais que cet homme les avait déjà deux fois conduites à des dénoûments affreux. Je lui imposais silence avec amertume ; cependant le soupçon se glissait dans mon cœur. Pour m’en délivrer tout à fait, le 7 juin, jour pris enfin pour signer le contrat, j’envoyai chercher d’autorité le notaire apostolique.

Mais quelle fut ma surprise lorsque cet homme me dit qu’il allait faire signer au seigneur Clavijo une déclaration bien contraire à mes vues, qu’il avait reçu la veille une opposition au mariage de ma sœur, par une jeune personne qui prétendait avoir une promesse de Clavijo, datée de 1755, de neuf années avant l’époque où nous étions, 1764 ! Je m’informe vite du nom de l’opposante. Le notaire m’apprend que c’était una dueña (fille de chambre). Humilié, furieux, je cours chez l’indigne Clavijo.

« Cette promesse de mariage vient de vous, lui dis-je ; elle a été fabriquée hier. Vous êtes un homme abominable, auquel je ne voudrais pas donner ma sœur pour tous les trésors de l’Inde. Mais ce soir je pars pour Aranjuez ; je rends compte à M. de Grimaldi du votre infamie ; et loin de m’opposer, pour ma sœur, à la prétention de votre duena, je demande pour unique vengeance qu’on vous la fasse épouser sur-le-champ. Je lui servirai de père, je lui payerai sa dot, et lui prodiguerai tous mes secours pour qu’elle vous poursuive jusqu’à l’autel. Alors, pris dans votre piége, vous serez déshonoré, et je serai vengé. »

— « Mon cher frère, mon ami, me dit-il, suspendez vos ressentiments et votre voyage jusqu’à demain, je n’ai nulle part à cette noirceur. À la vérité, dans un délire amoureux, je Rs cette « promesse autrefois à la duena de madame Portugués, qui était jolie, mais qui depuis notre rupture ne m’en a jamais reparlé. Ce sont les ennemis de dona Maria votre sœur, qui font agir cette fille : mais croyez, mon ami, que le désistement de la malheureuse est l’affaire de quelques pistôles d’or. Je vous conduirai ce soir chez un célèbre avocat, que j’engagerai même à vous accompagner à Aranjuez, et nous aviserons ensemble, avant que vous partiez, aux moyens de parer à ce nouvel obstacle, beaucoup moins important que votre vivacité ne vous le fait craindre. Mettez-moi aux pieds de dona Maria votre sœur, que je fais vœu d’aimer toute ma vie, ainsi que vous, et ne manquez pas de vous rendre ici ce soir à huit heures précises. » L’amertume était dans mon cœur et l’indécision dans ma tête. Je n’écoutais pourtant pas encore les pronostics affreux que l’on répandait : il était possible que j’eusse été joué par un fripon ; mais quel était son but ? Ne pouvant le deviner, n’en voyant même aucun qui fût raisonnable, je suspendais mon jugement, quoique l’effroi eût déjà gagné tout ce qui m’environnait. Je me rends à huit heures chez cet étrange mortel, accompagné des sieurs Perrier et Durand. À peine étions-nous descendus de voiture, que la maîtresse de la maison vint au-devant de nous et me dit : « Le seigneur Clavijo est délogé depuis une heure, on ignore où il est allé.

Frappé de cette nouvelle, et voulant en douter encore, je monte à la chambre qu’il avait occupée ; je ne trouve plus aucuns de ses effets ; mon cœur se serra de nouveau. De retour chez moi, j’envoyai six personnes courir toute la ville pour me découvrir le traître, à quelque prix que ce fût ; mais, convaincu de sa trahison, je m’écriais encore : À quoi bon ces noirceurs ? Je n’y concevais rien, lorsqu’un courrier de M. l’ambassadeur, arrivant d’Aranjuez, me remit une lettre de Son Excellence, en me disant qu’elle était très-pressée. Je l’ai conservée, et vais la transcrire ici.

lettre de m. l’ambassadeur de france, dont j’ai l’original.

À Aranjuez, le 7 juin 1764.

« M. de Robiou, monsieur, commandant de Madrid, vient de passer chez moi pour m’apprendre que le sieur Clavijo s’était retiré dans un quartier des Invalides, et avait déclaré qu’il y prenait asile contre les violences qu’il craignait de votre part ; attendu que vous l’aviez forcé dans sa propre maison, il y a quelques jours, le pistolet sur la gorge, à signer un billet par lequel il s’était engagé à épouser mademoiselle votre sœur. Il serait inutile que je vous communiquasse ici ce que je pense sur un aussi mauvais procédé. Mais vous concevrez aisément que, quelque honnête et droite qu’ait été votre conduite dans cette affaire, on pourrait y donner une tournure dont les conséquences seraient aussi désagréables que fâcheuses pour vous. Ainsi je vous conseille de demeurer entièrement tranquille en paroles, en écrits et en ac-