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sont des instigations, des conseils : si vous saviez… — Cela suffit. »

Alors, me retournant vers mon ami : « Vous avez entendu la justification de ma sœur, allez la publier. Ce qui me reste à dire à monsieur n’exige plus de témoins. » Mon ami sort ; Clavijo, bien plus étonné, se lève à son tour ; je le fais rasseoir.

— « À présent, monsieur, que nous sommes seuls, voici quel est mon projet, et j’espère que vous l’approuverez.

« Il convient également à vos arrangements et aux miens que vous n’épousiez pas ma sœur ; et vous sentez que je ne viens pas ici faire le personnage d’un frère de comédie, qui veut que sa sœur se marie : mais vous avez outragé à plaisir une femme d’honneur, parce que vous l’avez crue sans soutien en pays étranger ; ce procédé est celui d’un malhonnête homme et d’un lâche. Vous allez donc commencer par reconnaître, de votre main, en pleine liberté, toutes vos portes ouvertes et vos gens dans cette salle, qui ne nous entendront point parce que nous parlerons français, que vous êtes un homme abominable qui avez trompé, trahi, outragé ma sœur sans aucun sujet ; et, votre déclaration dans mes mains, je pars pour Aranjuez, où est mon ambassadeur ; je lui montre l’écrit, je le fais ensuite imprimer : après-demain la cour et la ville en seront inondées ; j’ai des appuis considérables ici, du temps et de l’argent : tout sera employé à vous faire perdre votre place, à vous poursuivre de toute manière et sans relâche, jusqu’à ce que le ressentiment de ma sœur apaisé m’arrête et me dise : Holà ! »

Je ne ferai point une telle déclaration, me dit Clavijo d’une voix altérée. — « Je le crois, car peut-être, à votre place, ne la ferais-je pas non plus. Mais voici le revers de la médaille : Écrivez ou n’écrivez pas ; de ce moment, je reste avec vous, je ne vous quitte plus ; je vais partout où vous irez, jusqu’à ce que, impatienté d’un pareil voisinage, vous soyez venu vous délivrer de moi derrière Buen Retiro11. Si je suis plus heureux que vous, monsieur, sans voir mon ambassadeur, sans parler à personne ici, je prends ma sœur mourante entre mes bras, je la mets dans ma voiture, et je m’en retourne en France avec elle. Si au contraire le sort vous favorise, tout est dit pour moi, j’ai fait mon testament avant de partir ; vous aurez eu tous les avantages sur nous : permis à vous alors de rire à nos dépens. Faites monter le déjeuner. » Je sonne librement : un laquais entre, apporte le chocolat. Pendant que je prends ma tasse, mon homme absorbé se promène en silence, rêve profondément, prend son parti tout de suite, et me dit :

I. [1]

« Monsieur de Beaumarchais, écoutez-moi. Rien au monde ne peut excuser ma conduite envers mademoiselle votre sœur. L’ambition m’a perdu ; mais si j’eusse prévu que dona Maria eût un frère comme vous, loin de la regarder comme une étrangère isolée, j’aurais conclu que les plus grands avantages devaient suivre notre union. Vous venez de me pénétrer de la plus haute estime. et je me mets à vos pieds pour vous supplier de travailler à réparer, s’il est possible, tous les maux que j’ai faits à votre sœur. Rendez-la-moi, monsieur ; et je me croirai trop heureux d’obtenir de vous ma femme et le pardon de tous mes crimes. — Il n’est plus temps, ma sœur ne vous aime plus : faites seulement la déclaration, c’est tout ce que j’exige de vous ; et trouvez bon après qu’en ennemi déclaré je venge ma sœur au gré de son ressentiment. » Il fit beaucoup de façons, et sur le style dont je l’exigeais, et sur ce que je voulais qu’elle fût toute de sa main, et sur ce que j’insistais à ce que les domestiques fussent présents pendant qu’il écrirait : mais comme l’alternative était pressante, et qu’il lui restait encore je ne sais quel espoir de ramener une femme qui l’avait aimé, sa fierté se soumit à écrire la déclaration suivante, que je lui dictais en me promenant dans l’espèce de galerie où nous étions.

DÉCLARATION DONT j’Ai L’ORIGINAL.

« Je soussigné Joseph Clavijo, garde d’une des archives de la couronne, reconnais qu’après avoir été reçu avec bonté dans la maison de madame Guilbert, j’ai trompé mademoiselle Caron, sa sœur, par la promesse d’honneur, mille fois réitérée, de l’épouser, à laquelle j’ai manqué, sans qu’aucune faute ou faiblesse de sa part ait pu servir de prétexte ou d’excuse à mon manque de foi ; qu’au contraire la sagesse de cette demoiselle, pour qui j’ai le plus profond respect, a toujours été pure et sans tache. Je reconnais que par ma conduite, la légèreté de mes discours, et par l’interprétation qu’on a pu y donner, j’ai ouvertement outragé cette vertueuse demoiselle, à laquelle je demande pardon par cet écrit fait librement et de ma pleine volonté, quoique je me reconnaisse tout à fait indigne de l’obtenir ; lui promettant toute autre espèce de réparation qu’elle pourra désirer, si celle-ci ne lui convient pas. Fait à Madrid, et écrit tout de ma main, en présence de son frère, le 19 mai 1704.

« Signé Joseph Clavijo. »

Je prends le papier, et lui dis en le quittant : « Je ne suis point un lâche ennemi, monsieur : c’est sans ménagement que je vais venger ma sœur, je vous en ai prévenu. Tenez-vous bien pour averti de l’usage cruel que je vais faire de l’arme que vous m’avez fournie. — Monsieur, je crois parler

  1. L’ancien palais des rois d’Espagne, à Madrid.