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VIE DE BEAUMARCHAIS.

atténuée. M. de Sartine, homme du pouvoir, n’agissant, avec ce faux service, que dans l’intérêt d’un emploi menacé, tandis que Beaumarchais, simple agent, travaillait pour se donner le droit de se relever d’une injustice, assumerait dans tout cela, ce nous semble, la plus grande part de responsabilité.

Ce qui est certain, et pose suivant nous, plus encore que le reste peut-être, M. de Sartine en vrai compère de Beaumarchais dans toute cette affaire, c’est qu’ils continuèrent de s’entendre sur une foule d’autres : pour les négociations avec le chevalier d’Éon, dont nous allons bientôt dire quelques mots, c’est Sartine qui recommanda Beaumarchais à M. de Vergennes[1] : et, pour ses entreprises avec les Américains dans la guerre de leur indépendance, Beaumarchais n’eut pas non plus de meilleur patron que l’ex-lieutenant de police devenu ministre de la marine.

Ils avaient été si bien de connivence pour le libelle, pour le voyage de Londres et d’Allemagne, etc., que si Beaumarchais en fut payé par le roi, c’est encore à M. de Sartine qu’il le dut. L’argent passa par ses mains avant d’arriver dans les siennes. Le Livre des dépenses particulières de Louis XVI, trouvé dans l’armoire de fer, après le 10 août, en faisait foi[2]. On y lisait, écrit de la main du roi, sous la date du 13 janvier 1775, c’est-à-dire assez peu de temps après le retour de Beaumarchais à Paris : « J’ai payé à M. de Sartine 12,000 fr. pour une partie des dépenses que Beaumarchais a entreprises pour arrêter un mauvais livre. » Bien curieuse mention certainement, quand on songe pour qui elle est faite. Aussi Taschereau, qui la releva le premier[3], ne put-il s’empêcher d’écrire au dessous : « Figaro, courtier de censure, entrepreneur d’amortissement ! Fiez-vous donc aux tirades. »

Un peu plus loin, sous la date du 1er avril, on lisait encore, toujours de la même main : « J’ai payé à M. de Sartine, pour Beaumarchais, 18,000 livres. » Que pense M. de Loménie de ce règlement de compte ? Répétera-t-il dans la prochaine édition de son livre, à propos même de cette affaire : « Beaumarchais travaille gratis, et ne demande rien pour lui-même[4] ? » C’est le gratis de Bartholo.

L’argent, il est vrai, n’était certes pas ce dont il se souciait le plus : faire casser le jugement qui l’a frappé, et qui lui pèse tant ; obtenir que sa pièce du Barbier, qui depuis deux ans promise pour le carnaval l’a vu passer sans passer elle-même, soit jouée enfin aux jours gras de 1775, qui approchent : se lancer en même temps dans quelques nouvelles affaires d’intrigue ou de commerce, pour le service du roi, ou pour son propre compte : voilà ce qui lui importe, voilà ce qui surtout l’occupe.

C’est pour sa pièce qu’il eut d’abord satisfaction. Dès le 1er février, les Mémoires secrets pouvaient dire[5] : « Les comédiens français ont permission de représenter le Barbier de Séville. Ils en ont commencé les répétitions. » Le 23, la pièce était jouée et tombait. Beaumarchais l’avait trop chargée. Au lieu de la laisser en quatre actes, sa première mesure, comme on l’a su par un manuscrit qu’en a retrouvé M. de Loménie[6], et par un autre que nous avons acheté à Londres pour le Théâtre-Français, il l’avait gonflée, distendue en cinq actes, pour y faire entrer, dût-elle en éclater, tout ce qu’il pouvait de traits nouveaux, de malices plus actuelles, d’échos de ses courses en Angleterre — c’est ainsi qu’il y glissa la tirade sur le goddam qui fut sifflée, en attendant qu’elle fût plus tard applaudie à outrance dans le Mariage de Figaro où il la replaça[7] — et surtout de réminiscences de son procès et d’allusions à ses juges.

  1. Loménie, t. I. p. 419.
  2. La Revue rétrospective d’octobre 1834 l’a publié. V., pour tout ce qui regarde Beaumarchais, p. 139-140.
  3. Id., ibid.
  4. T. I. p. 403.
  5. T. VII, p 310.
  6. Loménie, t. I, p. 463-464.
  7. Id., 460-463, 467.