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faire un acte de bienfaisance en faveur des prisonniers.

Depuis ce moment, comptant pour peu cet outrage non mérité, je ne me pressais point de réclamer mon droit de citoyen offensé, lorsque j’ai appris pour quel insolent et grimacier personnage vous voulez encore me faire passer.

Et parce que le hasard m’a fait, peu de temps après, me rencontrer à quelques places de vous au parquet de la Comédie italienne, vous avez dit tout haut, à la buvette du palais, que je vous avais de nouveau provoqué de clignotements et de grimaces, et que vous en aviez demandé justice au roi. Mais il sera prouvé, par le témoignage de tous ceux qui m’ont vu ce jour même au spectacle, que je n’y ai pas levé les yeux sur vous ; et qu’à l’instant du ballet où les bancs de devant se sont dégarnis de monde, j’ai passé sur l’un d’eux, dans la crainte que mon voisinage ne vous déplût, ou mît quelque embarras à votre sortie.

Et comme si un homme en valait moins parce que vous l’avez beaucoup outragé, j’apprends que vous comblez par vos discours la multitude d’insultes publiques que vous m’avez faites depuis un an. Tant de partialité, de procédés si offensants, me forcent de revenir à la charge, et de supplier encore une fois le parlement qu’il me commette un avocat titulaire, pour signer ma requête en forme de plainte contre vous.

On m’assure que je ne l’obtiendrai pas, mais cela ne peut être. En posant ainsi des bornes arbitraires à tout, en étendant ou resserrant les droits de chacun au gré des considérations particulières, que resterait-il de certain ? Les tribunaux ne connaîtraient plus l’étendue de leur ressort, ni les citoyens celle de leur liberté. Le désordre et la confusion servant de base à tout, le despotisme oriental serait moins dangereux qu’une pareille anarchie. Si, au lieu d’être froids sur les contestations, comme la loi dont ils sont les organes, les magistrats, plus animés de l’esprit de corps que de celui de la justice qu’ils nous doivent, foulaient aux pieds le droit des citoyens : ou le système d’une telle législation serait mauvais, ou il faudrait un tribunal supérieur aux cours souveraines, auquel chaque citoyen eût droit de porter sa juste plainte.

Je mets ici de côté mon ressentiment particulier. Toute cette affaire est devenue trop grave pour la renfermer dans les bornes individuelles. Mais est-il donc indifférent à la nation que, sous le règne d’un prince équitable, il puisse tomber dans l’esprit d’un magistrat qu’un pouvoir sans bornes est le premier droit de sa place ? qu’il a celui de cabaler, d’intriguer, de solliciter ouvertement pour un de ses confrères, au mépris des ordonnances, et d’abuser du respect qu’on porte à sa simarre, pour déchirer partout l’adversaire de son ami ? et parce que le plus juste arrêt viendrait de décréter une seconde fois cet ami, qu’il peut abuser du moment de la plus auguste fonction, pour faire outrager publiquement un citoyen par ses gardes ? Et surtout comment ce magistrat, à qui l’on doit supposer un cœur doux, un esprit pacifique (puisqu’il a déposé l’étendard de la guerre, qui tire son droit de la force, pour arborer le drapeau de la justice, qui ne tient son pouvoir que des lois), se trompe-t-il au point de croire qu’il peut traiter les sujets du roi, étant président, comme il dut traiter ses ennemis, étant colonel ; porter l’esprit militaire au barreau, les abus du commandement jusque dans l’administration de la justice ; enfin abuser, pour troubler l’ordre public, des moyens mêmes établis par la loi pour la faire respecter ?

Mais posons la thèse en sens contraire, et supposons un moment qu’un citoyen eût été assez fou pour insulter ce magistrat dans ses fonctions. À l’instant une punition rigoureuse eût fait un exemple éclatant du malheureux insensé. Cependant son action isolée importait-elle à la chose publique comme la conduite d’un magistrat, entre les mains duquel sont tous les jours l’honneur, la fortune, ou la vie des citoyens ? Eh ! comment espérer du respect pour les droits d’autrui, de celui qui ne saurait pas respecter l’auguste emploi dont il serait lui-même honoré ?

L’outrage du citoyen au magistrat puni sur-le-champ ne peut donc tirer à conséquence pour personne, au lieu que l’outrage public du magistrat au citoyen importe à toute la nation : car, ou cette licence est l’effet de la corruption générale, ou rien n’est plus propre à l’engendrer bientôt ; et si l’offense faite à un particulier paraît un petit mal en soi, l’oubli de l’ordre et de la justice, de la part d’un magistrat, peut devenir la source de mille abus effrayants. La nation n’est pas juge en cette affaire, mais elle s’y rend partie dans ma personne ; et ma cause est celle de tous les citoyens.

Je prends avec autant de justice que de plaisir le nom de citoyen partout où je parle de moi dans cette affaire ; ce nom est doux à ma bouche et flatteur à mon oreille. Hommes simples dans la société, sujets heureux d’un excellent monarque, chacun de nous, Français, a l’honneur d’être citoyen dans les tribunaux ; c’est là seulement où nous pouvons soutenir les droits de l’égalité. Ils y sont même tellement respectés, que le souverain ne croit pas au-dessous de lui d’y soumettre les siens contre nous, et de s’y laisser condamner à notre avantage sur tous les points qui lui seraient justement contestés. Ainsi le Dieu terrible, enveloppé d’un nuage et tempérant son éclat, ne dédaigna pas autrefois de disputer contre Moïse, et de céder même à son serviteur.

Et lorsque mon souverain, mon seul maître, mon roi, permet qu’on plaide contre lui dans les tribunaux établis par lui-même, je ne pourrais obtenir, contre un officier de ces mêmes tribu-