Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/402

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pect de m’en taire : mais la double austérité d’une partie de mes juges, prêtres et magistrats, n’a pas besoin d’être inspirée pour s’armer contre une pareille profanation. Et le délit de M. Goëzman n’attaquant point le salut de l’enfant, mais son état civil, c’est ce dernier point seulement que je me permettrai de discuter.

Pour rendre le baptême aussi utile à l’homme qu’il est indispensable au chrétien, la politique a joint à l’acte religieux le plus nécessaire au salut de tous l’acte civil le plus important à l’existence de chacun : le point de législation qui a confié au dépôt public le nom, l’âge et l’état des citoyens, est si utile et si grand, qu’il eût sans doute mérité d’appartenir au christianisme ; mais, il faut être vrai, nous en devons la reconnaissance au plus sage des païens, au grand Marc-Aurèle, qui le premier ordonna que le nom, l’âge et l’état des citoyens, attestés par des témoins, auxquels répondent nos parrains et marraines, fussent inscrits à l’heure de la naissance sur un registre public ; qui fit déposer ce livre de vie dans le temple de Saturne ; et qui en confia la garde aux prêtres du père de tous les dieux, du dieu du temps et de la durée, du dieu enfin dont l’idée se rapproche le plus de la majesté que nous reconnaissons à l’Être suprême.

J’ignore en quel siècle l’Église chrétienne adopta cet usage précieux à l’humanité : mais il faut croire que ce fut assez tard, puisque le baptême ne se donna longtemps qu’aux adultes, suivant l’avis de Tertullien et de quelques Pères de l’Église ; et souvent même à l’heure de la mort, par la persuasion qui ce sacrement, effaçant le péché originel, devait aussi laver de tous les autres péchés. Avant la réunion du procès-verbal au sacrement, chacun de ces actes séparés était également respectable aux hommes : la politique et la religion gagnèrent à les réunir, l’une de la sûreté pour les citoyens, l’autre de la considération pour ses ministres. Il paraît même que la double utilité dont ces derniers se sont rendus aux hommes par cette réunion est le vrai fondement de la distance que l’opinion met entre les prêtres séculiers, chargés du dépôt de tous les actes importants de la vie, et les réguliers, qui ne sont chargés de rien.

Si donc l’utilité fait tout le mérite des hommes et des choses, qu’on juge de quelle majesté devint le baptême, lorsque les deux points fondamentaux de tout bonheur furent rassemblés en un seul et même acte : sans le baptême on resta nul en ce monde et l’on fut perdu pour jamais dans l’autre ; et c’est de cet acte si saint, si grand, si révéré, si nécessaire, que M. Goëzman, homme éclairé, jurisconsulte, criminaliste, conseiller de grand’chambre du premier parlement de la nation, fait un badinage perfide et sacrilége ; il s’avance au temple de Dieu pour présenter au christianisme un nouveau-né, à la société un nouveau citoyen ; il s’agit, pour ce magistrat, de constater légalement qu’un tel est fils d’un tel ; le père ne sait pas écrire, il ne peut rien pour assurer l’état civil de son enfant ; la marraine est fille mineure, sa signature est sans force aux yeux de la loi ; reste pour unique ressource au malheureux enfant l’attestation de son parrain : lui seul peut donner la sanction à son état, et ce faux protecteur ne rougit pas d’y signer un faux nom : au double faux d’un faux domicile, il joint le triple faux d’un faux état ; et par cet acte également barbare et peu sensé, celui qui devait assurer l’existence d’un citoyen se fait un jeu de la compromettre. Dans l’état où il met les choses, si cet enfant veut un jour appartenir à quelqu’un, il faut qu’un arrêt de la cour, invoquant la notoriété, le réhabilite dans ses droits : sans cela, comment héritera-t-il ? comment contractera-t-il ? comment signera-t-il en sûreté : Un tel, fils d’un tel, puisque, grâce à l’honnêteté de Louis-Valentin Goëzman, conseiller au parlement, quai Saint-Paul, Louis Du Gravier, bourgeois de Paris, rue des Lions, n’est qu’un être idéal et fantastique, qui ne peut constater l’état civil d’aucun être existant et réel ?

Voilà le délit, voilà le crime ; voilà l’état de celui qui l’a commis. L’importance du cas, du lieu et de la personne est établie : en dénonçant le faux, j’en ai prouvé la liaison, l’intimité, l’identité, l’inhérence à la cause que je défends. J’ai montré de plus qu’il n’a pas tenu à ce funeste magistrat que je ne fusse écrasé sous le poids d’une accusation criminelle. J’ai démontré que la suggestion, la subornation, le faux, la cabale et l’intrigue ont été, sans scrupule, employés contre moi. Et dans ce combat à outrance, où il faut qu’un des deux périsse, des gens légers me blâment d’oser unir la dague à l’épée contre un ennemi sans pudeur qui me poursuit avec la flamme et le fer !

Jugeurs aussi légers que tranchants, je voudrais vous voir au point de balancer le plus pressant intérêt par de petites considérations ; je voudrais vous voir en tête un adversaire aussi violemment soutenu que le mien ; à sa puissance formidable opposant votre dénûment, et votre isolation à ses entours : n’ayant pour tout soutien que la bonté de votre cause, et votre courage à la défendre ; et ranimant votre cœur par le seul espoir que le parlement prononcera sur les choses, et non sur les personnes, qu’il jugera leur délit sans avoir égard à leur crédit.

Aucun autre homme ne pouvait dénoncer M. Goëzman pour ce fait, sans peut-être encourir le mépris qu’on garde aux vils délateurs : mais moi, jeté loin de mon rang par la violence, n’ai-je pas dû le regagner à tout prix, même en expulsant du sien mon injuste adversaire ? Tel de vous ose me blâmer, qui frémirait d’être obligé de se défendre à ma place, et qui, pour perdre l’ennemi, peut-être accueillerait mille moyens offerts, que ma délicatesse m’a fait rejeter jusqu’à ce jour.