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VIE DE BEAUMARCHAIS.

se faisait le visage qu’il voulait : « Voyez ma main, me dit-il ; adieu la harpe, adieu tous mes plaisirs. C’est un coup de couteau ; mais sur cette boîte d’or faussée, c’est un coup de poignard. Je le dois au roi mon maître, mais je lui dois aussi la vie. Si par discrétion, sûreté et respect, je n’avais pas porté au cou dans cette boîte d’or cet écrit de sa main, que vous pouvez lire, j’étais tué. »

Le lendemain, non toutefois sans quelque peine, il obtient de voir l’impératrice à Schœnbrünn, et quelle assurance ! quel aplomb ! quel sans-gêne aussi, mais qu’on excuse : il l’attribue à son trouble. « Il trouva plaisant, continue le prince, de s’asseoir devant Marie-Thérèse, et même de se faire donner une chaise par Sa Majesté ! « L’effroi de l’admiration, dit-il, la surprise, le saisissement, ma convalescence, ah ! madame, je n’en puis plus. »

Il n’en fait pas moins durer, quoiqu’à bout de force, l’audience pendant plus de trois heures et demie, qu’il passe tout d’une haleine à se faire valoir, à parler des péripéties de son voyage, de l’importance de sa mission ; des raisons qui lui ont fait prendre le nom de Ronac, au lieu du sien « qu’un blâme injuste flétrit encore » ; de l’infamie du libelle qu’il a détruit, et que l’auteur, si on ne le fait rechercher, est capable de publier de nouveau. Il insiste sur les dangers qu’il a courus, et dont il porte les marques. Il exalte ce qu’il a risqué ainsi pour le roi, sans oublier ce que va lui devoir la reine. L’impératrice en bonne mère ne peut cacher son émotion, ni dissimuler sa reconnaissance : « On ne devra jamais en effet, lui dit-elle lorsqu’il se lève enfin, oublier ici ni en France combien vous avez montré de zèle en cette occasion pour le service de vos maîtres. »

Il n’en demandait pas plus ; il a produit l’effet désiré, bonne note en sera prise pour qu’on sache tout à Versailles ; il triomphe, mais pour bien peu de temps. À peine est-il revenu de Schœnbrünn à Vienne, tout échauffé de son succès, que le même soir, vers neuf heures, deux officiers l’épée nue, et huit grenadiers la baïonnette au fusil, entrent dans sa chambre. Un secrétaire de la régence dont c’est l’escorte lui présente un ordre du comte de Seilern, en l’invitant à se laisser arrêter. Il s’étonne, il résiste ; de la comédie il passe au drame : « Prenez garde à moi, s’écrie-t-il, voilà des pistolets sur ma table, je suis capable de tout[1]. » On ne fait qu’en rire, il est désarmé, et pendant trente et un jours, avec cette garde de deux officiers et de huit grenadiers, il est forcé de garder la chambre.

Que s’était-il passé ? rien que de fort simple : on s’était défié ; pendant qu’il demandait à l’impératrice d’envoyer à Nuremberg pour y faire découvrir le juif au libelle, le ministre, M. de Kaunitz, à qui les habitudes de la politique donnaient sans peine le flair de l’intrigue, « l’une et l’autre, comme Figaro le dira encore, étant un peu germaines », avait en effet envoyé de ce côté, mais moins pour y faire trouver Angelucci auquel il ne croyait guère, que pour en faire venir quelque témoin de l’affaire. On en ramena le postillon qui avait conduit M. de Ronac, et ses premiers mots furent pour demander si ce monsieur dont les façons singulières l’avaient tant surpris, — cet Anglais — il le croyait tel à cause de son nom et de son domestique de Londres — était bien dans son bon sens (ob der Heurecht bei sich).

Il raconta ensuite comment, lorsqu’ils longeaient le bois de Neustadt, M. de Ronac avait fait arrêter pour descendre et s’était engagé fort avant dans le fourré ; comment, ne l’ayant pas vu revenir, après un assez long temps, il avait perdu patience, et, s’étant mis à sa recherche, l’avait aperçu qui replaçait dans sa poche un rasoir, avec lequel il venait de se faire une entaille au creux de la main.

Le prince de Ligne, qui a le premier, dès 1809, résumé cette curieuse déposition, dont

  1. Le prince de Ligne, p. 282, est le seul qui donne ce détail, d’ailleurs très-vraisemblable.