force à m’arrêter encore un moment sur question trop rebattue.
Oui, j’ai donné de l’or pour obtenir des audiences qu’on me refusait obstinément ; et je n’ai pas fait plus de mystère de mes sacrifices que de la fatalité qui les rendit indispensables.
Sur ce fait posons quelques principes :
Si l’on ne corrompt point un juge intègre avec de l’or, on n’arrive point sans or à se faire écouter d’un juge corrompu.
Mais à quelles marques un particulier peut-il reconnaître dans quelle classe est son juge ? Est-ce aux bruits publics ? aux avis secrets ? aux difficultés qu’on fait de l’admettre tant qu’il n’a pas employé l’or, ou aux facilités qu’il trouve à s’introduire aussitôt que les sacrifices sont consommés ?
J’avoue qu’un plaideur peut être abusé par de faux bruits, par des avis infidèles, se tromper même à la nature des obstacles qui lui barrent le chemin ; mais du moins en est-il sûr lorsque, forcé d’ouvrir sa bourse, il se voit introduit à l’instant où son or est parvenu.
Quel est alors l’auteur de la corruption ? quelle en est la malheureuse victime ? Dépouillé par un Algérien, un voyageur promet encore une rançon pour échapper à l’esclavage : direz-vous qu’il a corrompu le corsaire ?
C’est ainsi que les Syracusains portaient leur or à ce Verrès, qu’on ne pouvait aborder par aucune autre voie. C’est ainsi que ce vizir, dont la peau couvrit depuis le fauteuil du divan, refusait l’audience à tous les Byzantins qui ne se faisaient pas précéder par un présent. C’est ainsi que ce Henri Capperel, prévôt de Paris, condamné à mort pour avoir sauvé un riche coupable et fait périr un innocent indigent, vendait la justice aux infortunés qui la lui demandaient. C’est ainsi qu’un Hugues Guisi, puni par le même supplice, exerçait de semblables concussions sur les Parisiens d’alors. C’est ainsi qu’un Tardieu, de qui Boileau a célébré l’infâme avarice, en usait avec les plaideurs de son temps. C’est ainsi qu’un Veideau de Grammont, conseiller au parlement de Paris, auquel on arracha la robe et qu’on bannit au commencement du siècle, pour avoir fait un faux sur un registre public, traitait les malheureux dont il rapportait les procès. Enfin, c’est ainsi… : car tous les siècles et tous les pays ont produit, au milieu des tribunaux les plus intègres, des juges avares et prévaricateurs.
Mais les Siciliens, les Byzantins, et toutes les autres victimes de la cupidité des brigands que je viens de nommer, furent-ils taxés d’avoir voulu les corrompre, parce qu’ils avaient cédé à la dure nécessité de les payer ?
Il n’était réservé qu’à moi d’être accusé pour avoir donné de l’or à un juge, par le juge même que je n’ai pu aborder qu’au prix de cet or. Je n’avais donc que le choix des maux avec un tel rapporteur : si je ne payais pas, de perdre mon procès faute d’instruction ; et si je payais, d’être attaqué par lui-même en corruption.
Est-ce tout ? Non. Comme si ce rapporteur eût cru me trop bien traiter en me laissant au moins choisir entre les maux qu’il offrait à mon courage, l’or dont j’ai payé son audience est devenu dans ses mains le moyen d’une double vexation. Il m’intente un procès au criminel, pour en avoir, dit-il, trop offert, quand je traîne avec moi le cruel soupçon qu’il m’en fit perdre un au civil pour n’en avoir pas assez donné.
Changeons de style. Depuis que j’écris, la main me tremble toutes les fois que je réfléchis qu’il faut ou mourir déshonoré, ou franchir les bornes étroites que le plus profond respect avait imposées à mon ressentiment. Il me semble voir chaque lecteur parcourant avec inquiétude ce mémoire, et me disant : Monsieur de Beaumarchais, vous plaisantez vos petits adversaires, vous accablez les grands, tous les faits sous votre plume s’éclaircissent, et votre justification s’avance à pas de géant ; mais un seul article afflige tous vos amis. Ces lettres de protection de Mesdames, supposées pour gagner votre procès ; ce désaveu foudroyant des princesses ; cette note d’un de vos mémoires, supprimée par sentence ; la dénonciation que le comte de la Blache et M. Goëzman en font contre vous à la nation : tout cela reste en arrière, et vous gardez le silence. Ce fait, étranger à la cause, n’est pas sans doute aujourd’hui du ressort du parlement ; maison le présente au public comme au seul tribunal où le déshonneur qu’on vous imprime doit vous couvrir à jamais d’opprobre, ou retomber sur le front de vos ennemis.
Je vous entends, lecteur : je relis avec amertume les noms d’audacieux, de téméraire, d’imposteur, que M. Goëzman me donne, et l’imputation qu’il me fait d’avoir abusé des noms les plus sacrés à l’appui de mon intérêt et de mes vues iniques. Et mon courage renaît.
Quelque dessein que j’eusse formé d’abord de ne pas répondre à ces affligeantes citations, j’ai réfléchi depuis qu’il valait mieux me faire honneur de ma bonne foi en avouant publiquement mes torts, quels qu’ils fussent, que de les laisser soupçonner plus grands ; ce qui ne manquerait pas d’arriver si je me renfermais dans un silence respectueux, que tout le monde n’attribuerait pas à une cause aussi modeste.
En effet, si je m’étais rendu coupable d’imposture et de témérité, en publiant que Mesdames accordaient à mon affaire une protection décidée ; si j’avais eu la faiblesse de supposer qu’elles m’avaient donné par écrit la permission d’honorer publiquement ma personne et mon procès d’une aussi auguste protection, ne serait-on pas tenté de m’excuser, quand on saurait que le comte de