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VIE DE BEAUMARCHAIS.

Reste l’édition d’Amsterdam. Beaumarchais, suivi d’un domestique anglais, s’embarque avec son juif pour aller aussi la détruire. La chose faite, et lorsqu’il croit tout fini, Angelucci lui échappe. Il est parti pour Nuremberg avec un exemplaire qu’il a sauvé du double auto-da-fé, et dont il va, lui dit-on, publier là-bas une édition en français, et une autre en italien.

Beaumarchais, sans perdre un instant, court en poste sur ses traces, avec l’argent qu’il s’est procuré, coûte que coûte, en vendant, écrit-il à M. de Sartine[1], ses diamants et ses bijoux. Il atteint près de Nuremberg, à l’entrée de la forêt de Neustadt, le juif, qui « trotte sur un petit cheval, » et qui se sauve sous bois, dès qu’il l’a vu. Beaumarchais le poursuit, le pistolet au poing, le saisit par la botte, le jette à bas de sa monture, lui prend sa valise, la fouille, y trouve le fameux exemplaire, s’en empare, et le laisse partir ensuite sans lui reprendre l’argent.

Comme il regagnait sa chaise de poste deux hommes surviennent, qui se jettent sur lui. C’est Angelucci avec un autre qu’il est allé chercher comme renfort[2]. Alors commence cet invraisemblable combat, cet assassinat impossible, dont ses deux lettres écrites sur le Danube, l’une à Roudil, l’autre à Gudin, et qu’on trouvera plus loin reproduites pour la première fois dans leur texte exact, nous dispenseront de donner ici le détail.

« Il n’y a pas, dira un peu plus tard son Figaro, de conte absurde qu’on ne fasse adopter aux oisifs d’une grande ville. » Beaumarchais en fit l’essai pour lui-même à propos de ce combat, dont les copies de ses deux lettres habilement répandues dans Paris ne tarderont pas à populariser le conte[3]. Il ne « s’y prit pas si bien » toutefois qu’on ne se défiât un peu. Son histoire, avec ce qui s’y rattache, n’a même fait de dupes que de notre temps. Lorsqu’elle courut, La Harpe — un des croyants de Beaumarchais cependant — n’en parla guère que comme d’un roman[4] ; le chevalier d’Éon assure qu’elle le fit traiter à Paris de « visionnaire, » et passa pour n’être « qu’une aventure de moulins à vent[5] ; » M. de Lauraguais la qualifie de « prétendu assassinat[6] ; » et le prince de Ligne, celui de tous qui vit le plus clair, parce qu’il était payé déjà pour n’avoir pas grande foi dans notre homme, et parce qu’il fut aussi le mieux à même d’être au fait, dit nettement dans une de ses notes beaucoup trop oubliée, et dont nous relèverons, nous, avec d’autant plus de soin tout l’intérêt : « Cet assassinat de Beaumarchais était une singulière mystification[7]. »

C’est au sortir du bois que nous le reprendrons. Il est blessé ; sa figure et l’une de ses mains, atteinte, dit-il, par le poignard de l’un des assassins qu’il voulait désarmer, sont en sang. Il remonte dans sa voiture pour qu’on le ramène à Nuremberg. Là, il fait dresser par le bourgmestre procès-verbal de son état et de ce qu’il raconte, reprend la poste, arrive à Ratisbonne, s’y embarque pour Vienne, et, tout en descendant le Danube, écrit ses deux fameuses lettres, l’une à Roudil, l’autre à Gudin.

Il arrive à Vienne. Le voilà où, si rien ne le trahit, il devra, en contant ses prouesses à l’impératrice-reine, mère de Marie-Antoinette, recueillir le meilleur profit de son rôle. Il s’agit donc pour lui de le soutenir, et plus que jamais de le jouer serré : « Je le vis, dit le prince de Ligne[8], arriver à Vienne, avec l’air défait d’un assassiné, car cet excellent mime


    ouvrage, ou avis important à la branche espagnole sur ses droits à la couronne de France, à défaut d’héritiers, et peut-être mesme très-utile à toute la famille de Bourbon, surtout au roi Louis XVI. G. A. (Guillaume Angelucci), à Paris, MDCCLXXIV.

  1. Lettre citée par M. de Loménie, t. I, p. 393.
  2. D’Arneth, p. 16.
  3. Correspondance littéraire de La Harpe, t. I, p. 75.
  4. id., ibid.
  5. Correspondance secrète, t. VI, p. 89.
  6. id., t. XV, p. 34.
  7. Œuvres choisies, t. II, p. 281.
  8. id., ibid.