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quelques bons offices de la reconnaissance de M. Goëzman : ce qui n’a pas laissé que de rendre votre distraction un peu plus profonde.

Mais le plus curieux, que je n’entends pas encore, c’est qu’après être convenu à votre confrontation de tous vos torts, on ait pu depuis vous déterminer à donner un mémoire… où, sans vous en douter, vous complétez la conviction que vous ne sentez jamais la force de ce que vous dites ni de ce que vous faites. J’ai donc eu raison quand j’ai dit de vous dans mon supplément : N’est-ce pas par faiblesse que ce pauvre Arnaud Baculard, qui ne dit jamais ce qu’il veut dire, et ne fait jamais ce qu’il veut faire, etc.

Je n’en veux qu’un exemple : Oui, j’étais à pied, et je rencontrai dans la rue de Condé le sieur Caron, en carrosse. Dans son carrosse ! répétez-vous avec un gros point d’admiration. Qui ne croirait, d’après ce triste oui, j’étais à pied, et ce gros point d’admiration qui court après mon carrosse, que vous êtes l’envie même personnifiée ? Mais moi, qui vous connais pour un bon humain, je sais bien que cette phrase dans son carrosse ! ne signifie pas que vous fussiez fâché de me voir dans mon carrosse, mais seulement de ce que je ne vous voyais pas dans le vôtre ; et c’est, comme j’avais l’honneur de vous l’observer, parce que vous ne dites jamais ce que vous voulez dire, qu’on se trompe toujours à votre intention.

Mais consolez-vous, monsieur : ce carrosse dans lequel je courais n’était déjà plus à moi quand vous me vîtes dedans ; le comte de la Blache l’avait fait saisir, ainsi que tous mes biens ; des hommes appelés, à hautes armes, habit bleu, bandoulières et fusils menaçants, le gardaient à vue chez moi, ainsi que tous mes meubles, en buvant mon vin ; et, pour vous causer, malgré moi, le chagrin de me montrer à vous dans mon carrosse, il avait fallu, ce jour-là même, que j’eusse celui de demander, le chapeau dans une main, le gros écu dans l’autre, permission de m’en servir à ces compagnons huissiers ; ce que je faisais, ne vous déplaise, tous les matins. Et, pendant que je vous parle avec tant de tranquillité, la même détresse subsiste encore dans ma maison.

Qu’on est injuste ! on jalouse et l’on hait tel homme qu’on croit heureux, qui donnerait souvent du retour pour être à la place du piéton qui le déteste à cause de son carrosse. Moi, par exemple, y a-t-il rien de si propice que ma situation actuelle pour me désoler ? Mais je suis un peu comme la cousine d’Héloïse : j’ai beau pleurer, il faut toujours que le rire s’échappe par quelque coin. Voilà ce qui me rend doux à votre égard. Ma philosophie est d’être, si je puis, content de moi, et de laisser aller le reste comme il plaît à Dieu.

D’ailleurs, monsieur, votre mémoire m’oblige en un point dont vous ne vous doutez guère : c’est qu’après avoir cité l’endroit du mien où je raconte que je vous dis : Vous êtes l’ami du sieur le Jay ; je vous invite, monsieur, par l’intérêt qui vous prenez à lui, de le voir et de l’engager à dire la vérité : c’est le seul parti qui lui reste, dans l’embarras où il s’est plongé lui-même ; les magistrats ne font point le procès à la faiblesse, c’est la mauvaise foi seule qu’on poursuit ; vous ajoutez : Le sieur Caron me tint à peu près les mêmes discours qu’il rapporte ici ; ce qui me suffit pour renverser je ne sais quel échafaudage de subornation de le Jay, que la maison Goëzman a voulu élever contre moi, dans le mémoire de madame pour monsieur ; échafaudage qui prouve seulement que cette maxime est de leur connaissance : Qu’en un cas embarrassant, il vaut mieux dire des riens que de ne rien dire.

Pardon, monsieur, si je n’ai pas répondu dans un écrit, exprès pour vous seul, à toutes les injures de votre mémoire ; pardon, si, voyant que vous m’y faites marcher à l’éruption de ma mime ; si, vous voyant mesurer dans mon cœur les sombres profondeurs de l’enfer, et vous écrier : Tu dors, Jupiter. À quoi te sert donc ta foudre ? j’ai répondu légèrement à tant de bouffissures. Pardon ; vous fûtes écolier sans doute, et vous savez qu’au ballon le mieux soufflé il ne faut qu’un coup d’épingle.

Vient ensuite la dénonciation de M. Goëzman, que j’ai analysée dans mon supplément.

Deux remarques à y faire. La première, c’est que M. Goëzman rejette sur la chambre des enquêtes la nécessité où il s’est trouvé de me dénoncer. Sophiste dangereux qui déguisez tout, la chambre des enquêtes exigeait-elle de vous la justification d’un magistrat soupçonné ou la dénonciation d’un innocent opprimé ? La seconde, c’est que les ménagements que l’auteur garde envers le sieur le Jay, dont il parle en termes si doux, si paternels : Cette personne interposée, pénétrée de douleur d’avoir commis une faute dont elle ne sentait pas la conséquence, moins armée peut-être contre la séduction, etc… ; ces ménagements, dis-je, rentrent tout à fait dans les choses amicales que M. Goëzman, allant au Palais, disait dans le même temps au sieur le Jay, et que ce dernier rapporte dans ses interrogatoires : Mon cher monsieur le Jay, soyez sans inquiétudes ; j’ai arrangé les choses de façon que vous ne serez entendu que comme témoin au procès, et non comme accusé. En rapprochant ainsi diverses actions d’un homme, on parvient à pénétrer dans les replis de son cœur : comme les géomètres, à l’aide de quelques points correspondants, mesurent des hauteurs ou sondent des profondeurs inaccessibles.

Une autre phrase assez curieuse à rapprocher de ces deux-ci est celle du mémoire de madame Goëzman, page 30, où M. Goëzman la fait parler ainsi : Le Jay fut assigné lui-même pour déposer, chose qui a paru étonnante à bien des personnes instruitesPouvait-il être autre chose qu’accusé ? etc… Voyez la ruse ! Monsieur et madame